Le Sac et la cendre
donner le mauvais exemple. Si des chrétiens de votre qualité s’écartent de l’Église, que nous restera-t-il ?
— Je ne m’écarte pas de l’Église, dit Arapoff. La Bible n’a pas condamné expressément la crémation des corps.
— Vous savez que la religion orthodoxe s’y oppose.
Arapoff se gratta la nuque :
— Bien sûr, bien sûr, mais je ne désespère pas de voir le clergé revenir sur ses décisions. La science a fait des progrès. Voici mon raisonnement…
Longtemps, Constantin Kirillovitch et le père Diodore débattirent la question, avec abondance, avec emphase. Volodia les écoutait sans ennui. Il se sentait bien dans cette famille quiète et banale. Les souvenirs de Mikhaïlo, de Kisiakoff, de la guerre, s’arrêtaient à la grille du jardin.
— Et moi, j’estime, s’écriait Arapoff, que la science et la piété ne sont pas incompatibles !
— « Tu es poussière et tu retourneras en poussière », est-il dit dans la Genèse ! répliquait le père Diodore en dressant un doigt osseux.
— Rien n’interdit d’enterrer les cendres.
— Job déclare : « Souvenez-vous, je vous prie, que vous m’avez fait comme un vase d’argile et que vous me réduirez en poussière. »
— C’est-à-dire en cendres.
— Nous lisons dans l’Ecclésiaste : « Que la poussière rentre en la terre d’où elle avait été tirée, et que l’esprit retourne à Dieu qui l’avait donné. »
— La crémation n’empêche pas l’esprit de retourner à Dieu.
— Si ! glapit le père Diodore.
— Pourquoi ?
— Parce que c’est comme ça.
Le visage du père Diodore était devenu écarlate. Ses yeux étincelaient comme des gouttes d’acier. Zénaïde Vassilievna se signa rapidement, les larmes aux paupières le menton branlant.
— Reine céleste, protégez-nous ! chuchota-t-elle. Constantin ! Ne t’obstine pas.
— Versez-moi encore un peu de thé, dit le père Diodore d’une voix haletante.
Et il avança son verre.
Constantin Kirillovitch alluma une cigarette, jeta l’allumette sur la soucoupe, sans l’éteindre.
— C’est propre, c’est net, marmonnait-il en regardant la petite flamme dansante.
— L’homme n’est pas une allumette ! rétorqua le père.
— Si, avec une âme en plus. Un écrivain français, qui s’appelait Pascal, a dit : « L’homme est un roseau pensant. »
— Les Français sont libres de dire des sottises. Cela ne nous intéresse pas, gronda Diodore. Et votre Pascal n’avait sans doute aucune religion. Mais moi, je vous répète…
La nuit était tombée derrière les vitres. Une brume opaque épongeait la lueur verte des réverbères. Volodia consulta sa montre-bracelet.
— Il est temps que je parte, dit-il.
Zénaïde Vassilievna l’accompagna jusqu’à la porte d’entrée. Dans le vestibule, elle gémit encore :
— Tu vois comme il est, sur ses vieux jours ! Quand il a une manie, rien ne l’en fera démordre ! Le père Diodore s’est fâché. Et il a eu raison…
Des éclats de voix arrivaient de la salle à manger, traversant les battants de bois plein. Volodia sourit et baisa la main potelée de Zénaïde Vassilievna. Il lui semblait qu’il quittait des êtres d’un autre âge, qui vivaient selon des lois surannées, ou des enfants, dont les jeux ne le concernaient plus. Au moment de refermer la grille du jardin, il se retourna, contempla longuement cette maison à deux étages, à la façade de pierre ocre, écaillée par endroits, aux fenêtres lumineuses, au toit matelassé de neige. Un ciel bleu, piqué d’étoiles minuscules, dominait les tilleuls décharnés et noueux. Une impression d’ordre, de propreté, de tranquillité honnête se dégageait de la vieille demeure. La cheminée fumait. On entendait sonner des casseroles du côté des communs. Une âcre sensation de tristesse et de solitude emplit Volodia jusqu’aux lèvres. Il releva son col, sortit dans la rue et marcha rapidement vers le centre de la ville.
Kisiakoff lui avait donné rendez-vous dans un restaurant. Volodia était en retard d’une heure, et, lorsqu’il entra dans la salle, il vit avec soulagement que son ami avait commencé à manger sans l’attendre.
— Te voilà enfin ! s’écria Kisiakoff en lui désignant une chaise. Eh bien, raconte. Quelles ont été leurs réactions ?
— À quel
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