Le Sac et la cendre
renversant son verre de thé sur la table.
— C’est le moment, dit-il. Suis-moi.
Sur la perspective Nevsky, les automobiles et les traîneaux avaient disparu. Des groupes de piétons flottaient sur les trottoirs, sur la chaussée, avec des faces indécises, où la curiosité le disputait à la peur. Les maisons regardaient le vide de leurs fenêtres troubles et fixes comme des yeux de poisson. Quelques boutiquiers accrochaient rapidement des volets de bois à leurs devantures. Du côté du Conseil de la Noblesse, on entendait les coups de trompe des voitures que les agents de police refoulaient vers des rues latérales.
— Alors quoi ? Qu’est-ce qu’on fait ? demanda Volodia.
— On s’oriente, dit Kisiakoff en serrant sa canne dans son poing. Monte donc sur une borne pour voir s’ils viennent vraiment par ici ?
— Qui ?
— Les manifestants, parbleu ! Allons, monte, empoté.
Volodia monta sur une borne et s’appuya de la main à l’épaule de Kisiakoff. Devant lui, s’étalait à perte de vue un couloir de brume et de neige, où tourbillonnaient des touffes de passants. Les pardessus élégants, les cols de castor et les chapeaux melons avaient cédé la place aux casquettes et aux écharpes de laine tricotée. Les rails luisants du tramway embrochaient d’une droite ligne ce remuement grisâtre de taupes. Très loin, miroitaient les vitres d’une auto. Subitement, derrière la tourelle de l’hôtel de ville, partant de la cathédrale de Kazan, un flot noir et compact déboucha, tourna dans la perspective Nevsky, et se mit à couler profusément, poussant devant lui une écume rose de mains et de visages. À son approche, les badauds se dispersaient, s’envolaient comme des graines. On eût dit que le souffle de cette multitude en marche chassait les miettes, nettoyait la nappe avant le repas. Maintenant, Volodia, dressé sur la pointe des pieds, distinguait les figures innombrables qui oscillaient telles des médailles, dans le tas. Çà et là, des drapeaux rouges étaient piqués dans le pelage indistinct du peuple, comme des banderilles dans le corps d’un monstre puissant. Une voix caverneuse meuglait :
« Ho-ouoh ! Ho-ouoh ! »
Peu à peu, Volodia comprit que cette plainte, hurlée par des milliers de bouches, signifiait : autocratie. On criait : « À bas l’autocratie ! »
— Ils arrivent, dit Volodia.
Et il descendit de la borne.
Le propriétaire d’un luxueux magasin d’alimentation déménageait hâtivement son étalage, avec l’aide des commis. Derrière la vitre limpide de la devanture, Volodia voyait disparaître, un à un, les ananas ventrus de Singapour, aux feuilles bleuâtres, les saumons huileux, les éperlans fumés de la Baltique. Le visage du patron était mou, livide. Il houspillait ses vendeurs en tabliers blancs. Lorsque tout fut fini, il s’épongea le front, fourra un grain de raisin dans sa bouche et plongea dans les ténèbres de l’arrière-boutique.
Déjà, les premiers rangs du cortège parvenaient à la hauteur de Volodia et de Kisiakoff, dans une rumeur de bottes et de voix enrouées. Une haleine tiède, qui puait l’homme en sueur, le cuir, le poisson pourri, emplit la rue. Accoté au mur froid d’un immeuble, Volodia sentait glisser sur son corps cette colonne massive qui avançait tel un piston dans un cylindre bien graissé. Le premier drapeau rouge passa, solidement fiché dans un cercle de manifestants aux profils de silex. Derrière lui, marchaient des ouvriers en casquettes, aux barbes charbonneuses, des étudiants aux joues caves, des femmes enfarinées de haine, des soldats dodus, blondasses, débraillés, des gosses haillonneux, qui sautaient à cloche-pied et agitaient leurs mains souples comme des nageoires.
« À bas l’autocratie ! À bas l’auto-cra-tie ! Du pain ! Du pain ! »
Cette clameur énorme se répercutait entre les façades et dans les galeries du bazar couvert. Quelques gamins lançaient des boules de neige contre les blasons dorés des fournisseurs impériaux. Hors de la brume, une lueur jaunâtre, diffuse, coulait sur les figures qui tressautaient au rythme de la procession. Les yeux montaient, descendaient. Les lèvres gercées gueulaient en mesure :
« À bas le tsar !… Mort à la police !… »
Kisiakoff saisit le bras de Volodia et le poussa en avant, de
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