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Le Sac et la cendre

Le Sac et la cendre

Titel: Le Sac et la cendre Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Henri Troyat
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les dépassa, massive, aveugle, sonnant de toutes ses tôles. Instinctivement, quelques piétons se garaient sous les portes cochères.
    — Sainte Mère ! s’écria une vieille en fichu, pourvu qu’ils ne se mettent pas à tirer !
    — Pourquoi veux-tu qu’ils tirent ? demanda Kisiakoff.
    — On ne sait pas. Lorsque les hommes ont des fusils, ils tirent. Il paraît qu’on va faire sauter le pont Troïtsky. Si seulement ils nous donnaient du pain !
    — Quand le tsar s’en ira, il y aura du pain pour tout le monde, dit un étudiant en brandissant le poing dans la direction du camion.
    Place Znamenskaïa, derrière le monument mastoc d’Alexandre III, près de la grille en fer de l’église, s’était groupé un détachement du régiment de Volhynie. Les capotes des soldats étaient ajustées avec soin ; leurs buffleteries étaient neuves ; un aspirant les commandait, mince, raide, portant pince-nez et moustache. De rares flocons de neige se posaient avec lenteur sur le galon jaune et la boutonnière noire de son col. Il dévisageait la foule avec mépris. Autour de lui, se pressait une cohue où les messieurs en chapeau melon et les dames en pelisse coudoyaient quelques ouvriers enveloppés dans des manteaux galeux. Sur la perspective Nevsky, des automobiles roulant à plein gaz éclaboussaient les passants d’une bouillie de neige brune.
    — Ce n’est pas encore ça, dit Kisiakoff. L’étincelle n’a pas jailli. Tout sommeille.
    Et il poussa Volodia vers la porte vitrée d’un café. Le bruit et le mouvement de la rue s’étouffèrent subitement dans le crépuscule paisible du sous-sol. Autour des tables de marbre, un public nombreux murmurait, tournait des cuillères, remuait les pieds. L’air sentait le tabac et le sirop. Des garçons équilibristes naviguaient entre les consommateurs, avec leurs plateaux métalliques chargés de verres qui faisaient un son de clochettes. Volodia et Kisiakoff s’installèrent à l’ombre d’un palmier en pot et commandèrent du thé avec du rhum et des craquelins.
    — Ici, on trouve de tout, dit Kisiakoff. Pas besoin de faire la queue.
    Près de lui, une jeune femme seule, coiffée d’un chapeau vert pistache garni de roses en étoffe, buvait une tasse de chocolat fumant. Son visage était pâle, maladif, et l’éclat de ses yeux semblait ravivé par la cocaïne. Elle releva la tête. De petites moustaches de chocolat dominaient ses lèvres. Elle sourit d’un air las à ses voisins et soupira :
    — Quelle journée ! Depuis que les tramways sont arrêtés, on est obligé de faire des verstes et des verstes, pour trois fois rien. Je suis éreintée.
    — Peut-on vous offrir une autre tasse de chocolat, mademoiselle ? demanda Kisiakoff, en plissant les paupières sur un regard liquoreux.
    — Laisse-la, dit Volodia.
    — Mais volontiers, dit la fille.
    Et elle rapprocha sa chaise. Les pieds du siège grincèrent en glissant sur le sol carrelé et Volodia, agacé, fit la grimace.
    — Garçon ! un chocolat, cria Kisiakoff.
    — Il fait si froid ! murmura la fille. En voilà une idée d’organiser des émeutes au mois de février !
    Un gros monsieur, à col de velours et à favoris couleur d’ambre, se mêla à la conversation.
    — Il ne s’agit pas d’une émeute, mademoiselle, mais d’une démonstration. Les juifs mènent la danse. Seulement, ça ne durera pas. La police est sûre. Pétrograd est grand. Et puis, jamais Moscou ne nous trahira. Moscou est la ville patriotique par excellence. Savez-vous qu’on va y convoquer un congrès de la droite ? Mais toutes ces histoires vous ennuient. Et vous avez raison. Puis-je vous offrir une autre tasse de chocolat ?
    — Ces messieurs m’en ont déjà offert une.
    — Eh bien, cela fera deux, dit le gros homme à favoris, en esquissant un salut courtois à l’adresse de Kisiakoff.
    À ce moment, la porte d’entrée s’ouvrit à deux battants, et quelqu’un hurla :
    — Barricadez-vous, ils arrivent !
    Il y eut un bref tumulte parmi les consommateurs. Les garçons couraient vers l’escalier en agitant leurs serviettes. Des cris discordants se répercutaient entre les murs de marbre du café :
    — De quoi s’agit-il ?
    — Expliquez-vous !
    — Ils cassent les carreaux !
    — Ce n’est pas vrai !
    — Restez en place !
    Kisiakoff s’était dressé d’un bond, en

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