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Le Sac et la cendre

Le Sac et la cendre

Titel: Le Sac et la cendre Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Henri Troyat
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les lames jaillirent, et leur reflet s’éteignit verticalement sur les capotes grises.
    — Comme à la porte de Narva, en 1905, avec le pope Gapone, dit Kisiakoff. La comédie recommence, pourtant…
    Le poitrail bombé, l’œil fixe, l’épée au creux de l’épaule, les cosaques attendaient. Un silence angoissé sortait de la foule. Toutes les figures étaient détraquées par l’attention. Soudain, une jeune fille se détacha l’attroupement et courut à petits pas chancelants vers l’officier. Elle était chaussée de hautes bottines en cuir jaune. Son fichu de laine, noué sous le menton, lui faisait un visage ovale et lisse comme un œuf. Elle tenait à main un bouquet de roses ficelées d’une faveur rouge. Mille regards implorants la poussaient dans le dos, soutenaient sous les aisselles, lui traçaient un chemin. Elle avançait ainsi, comme une messagère. Cependant, les cœurs oubliaient de battre. Un cercle solennel entourait chaque seconde. Et Volodia lui-même ne pouvait défendre contre l’anxiété.
    — Ils vont la sabrer, la jeter par terre, dit-il.
    La jeune fille s’était arrêtée, fine, droite, et tendait le bouquet à bout de bras. Pendant un long moment l’officier demeura immobile, comme collé à la lame d’acier de son épée. Puis la lame trembla un peu, le corps parut s’animer. L’épaulette d’argent jeta un éclair bref. Et l’officier inclinant la tête, prit le bouquet dans sa main gantée cuir blanc.
    Un hurlement victorieux éventra l’assistance. Dilatée de joie, la multitude avait envahi la chaussée et cernait les cosaques. Séparés les uns des autres, ils se balançaient, de place en place, comme des épouvantails dans un champ de blé. Des mains se haussaient vers eux, les touchaient, caressaient leurs chevaux, palpaient leurs étriers. Et eux, riaient gauchement, répondaient aux saluts, enfournaient dans les poches de leurs capotes les cigarettes que leur offraient des femmes aux regards ivres.
    « Vive l’armée ! À bas la guerre ! À bas l’Allemagne ! À bas Protopopoff ! »
    Les drapeaux se déployaient de nouveau, palpitaient, chiffonnés et minces. L’officier avait noué la faveur rouge à son épaulette et glissé le bouquet de roses dans la tige de sa botte. Il cria un commandement, et ses hommes, bousculant les piétons, se massèrent derrière lui, en ordre de route. Le cortège se reforma, épaissi, ragaillardi, autour du peloton. Tous se mirent en marche vers le pont Anitchkoff et ses coursiers d’airain. Kisiakoff avait pris le bras de Volodia et cheminait sur le trottoir, tout près d’un cosaque au visage ahuri. Le cosaque rigolait doucement :
    — Quelle histoire ! Monsieur l’officier et la demoiselle ! Vrai, alors !
    — Tu n’en reviens pas, hein, camarade ? dit Kisiakoff. Les temps ont changé. En 1905, on sabrait la foule. Aujourd’hui, on se laisse fleurir par elle.
    — Si ça rate, qu’est-ce qu’il prendra, notre officier ! grommela le cosaque. Sûrement, il passera en conseil de guerre.
    — Ça ne peut pas rater.
    — Pourquoi ?
    — Parce qu’ils sont tous comme lui dans l’armée. Pour le peuple. Contre le tsar.
    Le cosaque se rembrunit :
    — Faut pas dire des choses comme ça. Moi, je ne suis pas contre le tsar.
    — Et contre qui ?
    — Contre la guerre. Je ne veux pas aller à la guerre. Deux frères tués, ça donne le droit de vivre, non ?
    Son cheval lâcha une belle bordée de crottin blond et fumant. Volodia murmura :
    — Ça suffit comme ça, rentrons.
    Mais Kisiakoff, au lieu de répondre, lui saisit la main et la broya entre ses doigts gantés :
    — Tu vas rester. Jusqu’au bout. Et m’obéir…
    Un coup de feu l’interrompit. De l’autre côté du pont Anitchkoff, quelques gendarmes tentaient de s’opposer à la progression de la foule. Mais la foule n’avait plus peur des gendarmes, puisqu’elle avait les cosaques avec elle. De toutes parts, des voix criaient :
    « Laissez passer les cosaques ! Qu’ils aillent devant ! Ils sont armés ! Ils chasseront les gendarmes ! »
    Élastique, docile, la cohue se creusa en zigzag, et les cosaques avancèrent au trot jusqu’à la tête de la procession. Maintenant, on les voyait de dos, comme une sorte de tampon gris, molletonné, placé en avant du peuple, pour amortir

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