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Le Sac et la cendre

Le Sac et la cendre

Titel: Le Sac et la cendre Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Henri Troyat
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toutes ses forces, comme s’il l’eût jeté à l’eau.
    — Qu’est-ce qui te prend ? s’écria Volodia.
    — Allons avec eux.
    — Mais je ne veux pas !
    — Pourquoi ?
    — Je ne sais même pas ce qu’ils vont faire.
    — Eux non plus, c’est ça qui est drôle, dit Kisiakoff.
    Et il se mit à hurler, la barbe fendue en deux, les prunelles saillantes :
    — À bas le tsar ! À bas la guerre !
    Le courant sombre les emporta sans un remous. Autour d’eux, palpitaient des drapeaux rouges taillés dans une pauvre étoffe transparente, délavée. Des visages inconnus les enserraient de toutes parts, comme de gros fruits de chair fade. Ils étaient pris dans cette avalanche de faces anonymes, dépossédés de leurs noms propres, livrés à la volonté de tous.
    — Des marrons dans une hotte ! disait Kisiakoff. Tu te rappelles, Volodia ? Le Troisième Testament ! Le Testament du Saint-Esprit !
    — Qu’est-ce que tu chantes avec ton Saint-Esprit, dit un lycéen, en tirant Kisiakoff par la manche. Tous les popes sont des valets du tsar. Il n’y a pas de Dieu.
    — Il n’y a peut-être pas de Dieu, mais il y a sûrement un Saint-Esprit.
    — Le Saint-Esprit, c’est l’Esprit du peuple, rugit l’étudiant.
    — C’est ainsi que je l’entends, camarade, dit Kisiakoff.
    Et il lui serra la main en riant.
    Dans un petit square frileux, aux arbres effeuillés, la statue de Catherine II contemplait avec indignation ce déferlement d’un peuple en révolte contre les autorités. Sa crinoline en fonte était pailletée de givre. Une pèlerine de neige lui couvrait les épaules.
    — T’en reviens pas, la vieille, de ce qui se passe chez toi ! dit le lycéen.
    — Et si elle répondait « non », en remuant la tête, hein ? Que feriez-vous ? demanda Kisiakoff.
    — Je lui trousserais les jupes, et je l’enfilerais, dit un ouvrier maigrichon, aux joues grêlées comme une écumoire.
    — Les jupes sont en fonte, et, par-dessous, ça ne vaut guère mieux. Tu te ferais mal, camarade !
    Il y eut des rires. Un gamin piailla :
    « Oï… Catherine ! »
    Puis, tout le monde se remit à crier :
    « Du pain ! À bas l’autocratie ! Du pain !… »
    Volodia glissa sur un rail du tramway et se rattrapa à l’épaule de Kisiakoff.
    — Pourquoi qu’il crie pas, celui-là, dit l’ouvrier en désignant Volodia.
    — Il est fatigué.
    — On est tous fatigués !
    Volodia gonfla les poumons et glapit :
    « Du pain ! À bas l’autocratie ! »
    Et, tout à coup, il se jugea profondément ridicule. Comment tous ces gens ne comprenaient-ils pas qu’ils perdaient leur temps à brailler de la sorte ? Qu’espéraient-ils obtenir ? Ignoraient-ils qu’une charge de cavalerie eût suffi à les disperser ? Volodia ne les plaignait pas, ne les aimait pas. Ils étaient laids, sales, stupides. Ils méritaient qu’on les raccompagnât à coups de fouet dans leurs cavernes. Jamais encore, il ne s’était senti aussi différent de ceux qui se prétendaient ses semblables. Se pouvait-il que Kisiakoff goûtât du plaisir à suivre ce cortège de cancres, de va-nu-pieds, d’illettrés, de déserteurs et d’apaches ? Brusquement, Volodia heurta du nez le dos de l’homme qui marchait devant lui. Le mouvement s’était arrêté. Une rumeur sourde parcourut la foule, à hauteur d’oreille :
    — Les cosaques… les cosaques…
    — Que se passe-t-il ? demanda Volodia.
    — Les cosaques du palais Anitchkoff, dit Kisiakoff en remontant sur son front sa toque d’astrakan noir.
    La masse des manifestants devenait molle, hésitante, s’en allait, çà et là, par grumeaux. Des vides apparurent entre les groupes. Les drapeaux rouges rentrèrent le langue. Les cris se turent. De la porte cochère du palais Anitchkoff sortait une patrouille de cosaques, officier en tête.
    Comme sous l’effet d’une coulée de citron, la cohue grouillante des émeutiers se ratatina en bandes sombres de part et d’autre de la chaussée. Une route blanche s’ouvrait, où les cavaliers s’engagèrent de front. Un brouhaha lointain venait de la queue du cortège. Là-bas, on ne savait rien encore. On marchait. La vie était belle. L’officier carré et lourd, telle une dalle, se dressa sur ses étriers, tourna vers ses hommes et tira son épée du fourreau. Derrière lui, toutes

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