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Le Sac et la cendre

Le Sac et la cendre

Titel: Le Sac et la cendre Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Henri Troyat
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le choc. Volodia se haussa en s’accrochant à une colonne en fer, sous le balcon du restaurant Palkine. Du côté de la perspective Liteïny, il aperçu des gendarmes à cheval, rangés en ligne, qui épaulaient leurs fusils contre les cosaques. Depuis quelques instants, une sensation glaciale, pétillante, remontait le bras de Volodia et se communiquait à son cœur. Une vilaine petite peur lui hérissait la peau. Il regrettait d’être venu. Il voulait fuir. Et, cependant, il ne pouvait détacher son regard de ce lointain où se préparait peut-être la mort. Avec un roulement d’avalanche, le peloton de cosaques s’était mis en branle et fonçait droit devant lui. Les croupes soyeuses des chevaux dansaient dans la lumière. Les queues, taillées en balais, fouettaient l’air gaiement. On voyait luire les lames des épées. Quelques détonations hachèrent le silence. Il y eut de la fumée, des cris. Puis les cosaques tournèrent bride. Les gendarmes avaient disparu. Un chant mugissant monta de la terre :
     
    Tu ne peux avoir qu’un repos, celui de la tombe.
    Chaque jour tu verseras tes impôts en retard.
    Le tsar vampire suce et vide tes veines,
    Le tsar vampire boit le sang du peuple…
     
    « En avant ! En avant ! Vive l’armée ! La voie est libre ! »
    Le fleuve humain prit de la vitesse, charriant des figures joyeuses et des voiles rouges. Grondant, ondulant, il se déversa enfin dans le bassin en pierre de la place Znamenskaïa. Autour de l’énorme monument d’Alexandre III, le flot tourbillonnait comme à la base d’un récif. Une giration mystérieuse faisait virer les faces et les drapeaux devant le cheval trapu, que le monarque, les poings sur les hanches, écrasait de son poids total. Les étendards se rangeaient autour de la statue. Bientôt, l’effigie du tsar émergea d’un faisceau d’étamines pourpre. On eût dit qu’une lessive ensanglantée séchait symboliquement à ses pieds. Un manifestant, aidé par ses compagnons, escalada le socle gelé, enlaça d’un bras la jambe du coursier impérial et cria :
    — Camarades, l’immonde gouvernement du tsar…
    — Écoutez…, écoutez…, disait-on dans l’assistance. C’est important…
    L’orateur se présentait nu-tête, malgré le froid. Son pardessus était déboutonné. Tout son aspect, miséreux, vulnérable, contrastait avec la carapace d’airain du potentat. Kisiakoff s’exclama rondement :
    — Eh ! mais c’est Zagouliaïeff.
    — Chut ! Chut ! Écoutez donc au lieu de parler…
    — L’heure des explications finales a sonné, braillait Zagouliaïeff, d’une voix mince qui partait en fumée. Le peuple exige… La volonté du peuple…
    Les cosaques s’étaient dispersés dans les rues transversales. Subitement, un cri de femme sauta hors de la foule, comme un poisson hors de l’eau :
    — Les gendarmes !
    — Quels gendarmes ?
    — Où ça ?
    Des figures s’agitaient, délabrées, inquiètes.
    — Si ! Si ! Ils viennent de la Ligovka. Ils sabrent. Ils fouettent.
    — Mais non.
    — La berlue !…
    — Camarades, continuait Zagouliaïeff, nous ne pouvons plus tolérer…
    Effectivement, débouchant de la Ligovka, Volodia vit accourir quelques personnes, courbées en deux, avec des visages nus à la place du ventre. Derrière les fuyards, galopait un gendarme gonflé comme un pain blanc. Il sautait sur sa selle et agitait son sabre. Des cosaques l’escortaient, au trot. C’étaient des Sibériens, montés sur de petits chevaux au poil raide. Telles des volailles effarouchées, les manifestants se dispersaient en gloussant. Ces piétons lamentables glissaient dans la neige, se relevaient à quatre pattes, rentraient dans les maisons, comme des taches d’eau dans le sable. Des ouvriers ramassaient en hâte des pierres gelées, des fragments de glace, et les jetaient contre la troupe avant de se sauver. Autour du socle, demeurait un seul drapeau rouge, entouré d’hommes armés de bûches et de marteaux. Zagouliaïeff, collé à la jambe de la statue, pérorait toujours. L’officier des gendarmes arriva en trombe vers le piédestal, frappa dans le tas avec le plat de son sabre, arracha l’étendard et tourna bride. Les cosaques ne l’avaient pas suivi. Comme il s’apprêtait à les rejoindre, une bûche, lancée avec adresse, l’atteignit à la tempe. Il

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