Le Sac et la cendre
chancela, perdit l’équilibre, et sa monture s’arrêta. En un clin d’œil, il fut encerclé, tiré à bas de sa selle. Son corps de noyé s’abîma dans l’épaisseur noire du groupe. Des poings se dressaient, s’abaissaient, avec une violence mécanique. Kisiakoff se mit à courir vers le lieu du combat. Volodia le suivit en criant :
— Reste ici ! C’est idiot de t’exposer ! Qu’est-ce que ça peut nous faire ?
Il croyait que Kisiakoff voulait raisonner la foule et sauver le gendarme. Lorsqu’ils parvinrent à l’endroit du rassemblement, l’officier ne bougeait presque plus. Étendu sur le dos, ses cheveux rares ébouriffés en touffes, le col déchiré, les épaulettes arrachées, les moustaches lustrées de sang, il roulait de gros yeux terrifiés et tentait de protéger sa tête avec son bras. Une salive sanguinolente filtrait entre ses dents. Un ouvrier lui bourrait les flancs à coups de botte. Un autre, agenouillé devant lui, détachait l’étui du revolver. Une femme, aux lèvres larges et roses comme une plaque d’eczéma, lui crachait à la face, se mouchait dans les doigts au-dessus de lui. Tous criaient :
— Salaud ! Traître ! Bourreau du peuple ! Sangsue !
— Qu’avez-vous à lui faire des caresses ! hurla Kisiakoff. Il faut l’achever !
Volodia le regarda avec stupeur. Il ne reconnaissait plus sa figure. Une haine bestiale bouleversait les traits de Kisiakoff, tordait sa bouche, allumait ses prunelles. Un colosse, au petit visage d’idiot, leva son gourdin et frappa le gendarme sur le crâne, avec une force telle que Volodia entendit craquer les os. Le corps eut un soubresaut et s’immobilisa. La tempe fendue saignait. Le nez devenait pâle.
— Encore ! Encore ! hoquetait la femme. Il respire, la canaille !
Kisiakoff, la figure inondée de joie, la barbe en bataille, fit un pas en arrière et grogna :
— Quelle brute ! Quelle admirable brute !
— Eh hop ! Et hop ! répétait le colosse, en continuant de cogner comme un sourd.
Les cosaques, de l’autre côté de la place, considéraient le spectacle avec intérêt. Zagouliaïeff clamait :
— Ne vous laissez pas impressionner, camarades, par les dernières menaces de l’ordre impérial. Ce ne sont pas quelques misérables pharaons (20) , vendus au régime, qui feront reculer toute une nation assoiffée de justice et de liberté. La glorieuse armée russe est de notre côté…
Un écœurement sinistre étouffait Volodia. Il observait avec tristesse cette masse de chair et de vêtements souillés. Des masques de colère entouraient le cadavre. On lui donnait encore quelques coups de pied, pour la forme. On grondait :
— Il a son compte ! Fumier ! Charogne !
Mais les voix sonnaient faux. Kisiakoff rajustait le col de son manteau avec des mains fébriles.
— C’est fini, marmonnait-il, d’un air égaré et heureux. Comme c’est vite fait, hein ? de tuer un homme. Et nous avons souffert plus que lui. Que Dieu apaise son âme et la nôtre. Tu es tout pâle, Volodia. Ça ne va pas ?
Comme il achevait ces paroles, un bruit de grêle martela l’espace. Les policiers tiraient du haut des toits, avec les mitrailleuses qu’ils avaient dû installer la veille. Les balles claquaient sur les pierres. De petits jets de plâtre volaient en poussière hors des murs éraflés. Les manifestants s’éparpillaient follement, se garaient derrière les réverbères et les kiosques. Certains, désorientés, éperdus, virevoltaient sur place, bondissaient comme si le sol eût été incandescent sous leurs semelles. Un lycéen s’abattit non loin de Kisiakoff, et une fontaine rouge gicla de sa gorge. Un ouvrier rampait sur le ventre et griffait le pavé en beuglant. Une fille courait en tenant son poignet gauche dans sa main droite.
— Au secours ! Sauve qui peut ! Les crapules ! Mort aux pharaons ! Olga, où es-tu ? Olga ! Olga-a !
Dans une tempête de cris stridents, de gestes saccadés, de regards éperdus, la foule, fouettée à mort, se déchirait en lambeaux. Sur son socle de granit, Alexandre III, les poings sur les hanches, la tête penchée, dominait la débâcle. Un projectile égaré frappa la statue, dont le corps de fonte résonna d’une protestation solennelle. Kisiakoff avait pris la main de Volodia, et tous deux galopaient, côte
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