Le Sac et la cendre
à côte, sous les rafales capricantes des mitrailleuses. Arrivés à l’angle de la rue Pouchkine, ils s’arrêtèrent, essoufflés. Un groupe de manifestants était réfugié là, à l’abri des coups de feu. Du côté de l’église Znamenskaïa, retentissait encore une fusillade intense. Un ouvrier, livide, pointu, haillonneux, grognait entre ses dents :
— Ils le paieront cher !
Volodia se sentit tout barbouillé de frousse, humide, malade, avec une petite âme timorée. Il en voulait aux hommes de l’obliger à vivre des événements trop grands pour lui. Plus que jamais, il souhaitait s’enfermer dans une chambre, enfouir sa tête sous un oreiller et dormir. Sa lâcheté lui était douce. Kisiakoff lui tapota la joue du bout des doigts :
— Pauvre fiston ! dit-il. Ce soir, nous irons au concert. Cela te changera les idées.
La salle du théâtre Marie était à demi pleine. De nombreux musiciens manquaient à l’orchestre. Cependant, Enesco remporta un triomphe. Après qu’il eut exécuté une fantaisie de Saint-Saëns, le public éclata en applaudissements forcenés. À travers le battement des mains, Volodia croyait entendre crépiter les mitrailleuses. Derrière ces remparts de velours, de cristaux, de dorures, il imaginait le vaste labyrinthe en pierre de Pétrograd avec ses canaux coupés de ponts blancs, ses magasins fermés, ses patrouilles de cosaques. Et il lui paraissait surprenant que ces deux mondes pussent exister côte à côte. Ici, la tiédeur et le luxe d’une salle officielle, la langueur des violons, le visage soigné des femmes ; là-bas, le sang, la violence, la mort.
Dans les couloirs, selon les prescriptions de l’étiquette, des sentinelles en uniforme de parade se tenaient figées raides, devant les loges vides de la Cour.
— Regarde bien, dit Kisiakoff, nous assistons peut-être à la dernière soirée du régime.
Lorsqu’ils sortirent, la place du théâtre Marie, ordinairement si animée, était déserte. La plupart des réverbères n’avaient pas été allumés. La police gardait les ponts. Au coin des avenues, des groupes de soldats battaient la semelle devant les braseros. Le reflet du feu dessinait d’un trait rouge le contour de leurs visages tranchants, saupoudrait d’étincelles leurs capotes couvertes de givre. Des pelotons de cosaques, enveloppés de vapeurs blondes et d’odeurs de cuir, erraient, de-ci de-là, dans la neige. La fusillade s’était calmée. Mais cette grande paix du ciel et de la terre était plus effrayante encore que le bruit des combats.
XII
Bien qu’administrativement rattachée à l’École militaire d’Oranienbaum, la section des élèves mitrailleurs, où Nicolas Arapoff avait été affecté comme instructeur adjoint, se trouvait cantonnée à deux kilomètres de cette ville, dans la bourgade finnoise de Martychkino, sur la route de Peterhof. On concentrait là des réservistes de toutes provenances, et, après quatre semaines d’études, ils étaient dirigés par groupes sur différents régiments du front. Cependant, la plupart des hommes incorporés au détachement de Nicolas étaient des paysans à peine évolués et incapables de comprendre le maniement des armes automatiques. Découragés par avance, les chefs considéraient leur emploi comme une sinécure, ne croyaient pas à la valeur de leur enseignement et laissaient aux sergents le soin de veiller à la discipline. La majeure partie des officiers chargés de cours logeait, soit à Oranienbaum, soit même à Pétrograd. Seuls Nicolas et le lieutenant Artzéboucheff habitaient à proximité de la caserne.
Le lundi 27 février, Nicolas fut éveillé de bonne heure par la lumière du soleil qui embrasait les carreaux givrés de sa chambre. À peine eut-il ouvert les yeux que les préoccupations de la veille se refermèrent sur lui comme des griffes. Au pied de son lit, traînaient encore les journaux du dimanche. Il les ramassa et lut pour la dixième fois : « À la Douma, le président Rodzianko a fait la déclaration suivante : “Les troubles qui ont éclaté à Pétrograd et dans d’autres centres, à cause de la désorganisation des approvisionnements, menacent, vous le savez, de prendre un caractère tout à fait indésirable, et inadmissible en ces heures difficiles de guerre…” »
Décidément, ce qu’on imprimait dans les gazettes
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