Le Sac et la cendre
chefs ?
« Les salauds ! Les faux frères ! » grommelait-il en s’habillant.
Comme il bouclait son baudrier, le lieutenant Artzéboucheff entra dans sa chambre. Nicolas lui tendit le message de la direction, sans ajouter un mot. Artzéboucheff lut le papier avec attention, en tortillant sa longue moustache noire. Sur son visage basané s’installait une expression triste et consentante.
— C’était à prévoir, dit-il enfin. Vous n’ignorez pas que nous sommes les deux seuls officiers du détachement. Nos camarades ont préféré se tenir à l’écart de l’affaire. Ce sont des malins. La nuit dernière, le général Khabaloff a demandé, paraît-il, un renfort de mitrailleurs. Qui sait si demain, ou ce soir, on ne nous commandera pas de partir.
— Pour Pétrograd ?
— Pas pour le front, bien sûr.
Nicolas se sentit pâlir, et quelque chose de froid se coucha sur son cœur.
— Ils nous demanderont donc de… de tirer contre le peuple ? balbutia-t-il.
— Certainement.
— Mais c’est impossible !
— Pourquoi ? dit Artzéboucheff avec un soupir. D’autres l’ont fait avant nous. L’armée est tenue d’obéir, quels que soient les ordres. Comment refuser ?…
— Donc…, vous… vous iriez ? reprit Nicolas d’une voix haletante.
— La mort dans l’âme…
— Vous accepteriez de diriger le tir contre des ouvriers, des femmes, des gosses sans défense ?
— La discipline militaire…
— Il ne s’agit plus de discipline militaire, s’écria Nicolas, mais d’humanité, d’honnêteté, de conscience…
Artzéboucheff se versa du thé dans le verre à dents, le sucra et l’avala en fermant les paupières. Il maintenait la cuillère avec le doigt contre le bord.
— Écoutez, Arapoff, dit-il enfin, je crois qu’il faut envisager ce problème d’un point de vue pratique. Nous sommes des officiers. Nous avons prêté serment au tsar. Or, une fraction du peuple est en révolte ouverte contre le régime. La fusillade de Pétrograd devient d’heure en heure plus terrible. Des agitateurs, probablement à la solde de l’étranger, encouragent les mutins. Notre devoir est d’aider au rétablissement de l’ordre. Il n’est pas question de massacrer des innocents, mais de lutter contre des hommes qui troublent la sécurité nationale. Nous n’aurons pas en face de nous de pauvres bougres désarmés, mais les soldats de la révolution, en civil.
— Nous aurons en face de nous des Russes, dit Nicolas Cela suffit pour que je renonce à leur tirer dessus.
— Savez-vous de quel nom on traite un officier qui refuse d’aller au combat ? dit Artzéboucheff, sur un ton d’irritation contenue.
— Cela m’est égal.
La figure d’Artzéboucheff se crispa de dégoût.
— Vous êtes un déserteur, un déserteur ! glapit-il soudain, en remuant les bras.
Nicolas reçut ces paroles en pleine figure, comme une gifle. Une lumière blanche, étincelante, tremblait devant ses yeux. Il proféra dans un souffle :
— Je vous défends d’employer ce terme à mon égard. J’ai été blessé en première ligne. Je n’ai pas déserté devant l’ennemi.
— L’ennemi russe est plus à craindre que l’ennemi allemand, répliqua Artzéboucheff. Quoi qu’il en soit, je suis l’officier le plus haut en grade dans ce détachement. Si, contrairement aux instructions reçues, vous refusez de conduire les hommes à Pétrograd, je vous ferai mettre aux arrêts et j’avertirai la direction de l’École. Considérez-vous, dès à présent, non comme mon camarade, mais comme mon subordonné.
Son visage brun, aux moustaches grasses et noires comme des sangsues, aux yeux minces enfoncés sous d’épais paquets de sourcils, était tout vibrant de courroux.
— Estimez-vous heureux, dit-il encore, que je ne téléphone pas dès à présent au colonel pour le renseigner sur votre état d’esprit.
— Faites-le, dit Nicolas. Qui vous en empêche ?
— J’espère que vous reviendrez sur votre décision insensée.
Il avait posé sa main gantée sur la poignée de la porte.
— Bien entendu, dit-il, devant les hommes, et jusqu’à nouvel ordre, je vous traiterai comme si cette discussion n’avait pas eu lieu.
— Je vous remercie.
— Ne me remerciez pas, dit Artzéboucheff. Ce n’est pas pour vous que je le ferai. Mais pour eux. Je ne veux pas qu’ils
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