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Le Sac et la cendre

Le Sac et la cendre

Titel: Le Sac et la cendre Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Henri Troyat
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immobile, pensif. Puis, il tendit un papier au sergent-chef, et dit d’une voix brève :
    — Faites exécuter ces instructions. Vous avez entendu ? Tenue de campagne. Équipement complet. Toutes les munitions et toutes les mitrailleuses. Que les hommes soient prêts à partir au premier appel. Allez !
    Néliépoff prit le papier d’une main tremblante. Son visage était décomposé par la peur.
    — Alors, comme ça, Votre Noblesse, on nous enverra nous aussi, dans la rue, contre le peuple !…
    — Eh bien ? Vous n’êtes pas en sucre ! Un ordre est un ordre. Ne perdez pas de temps.
    Néliépoff salua et sortit en courant sur ses bottes pesantes.
    — Je vais me mettre en tenue, dit Artzéboucheff. Vous venez, Arapoff ?
    — Non… Enfin…, je veux d’abord…, oui…, écrire une lettre…
    — Je vous conseille de vous dépêcher. On peut rappeler dans quelques minutes. Il faut que vous soyez prêt.
    Il appuya sur ces derniers mots et les accompagna d’un regard significatif.
    — Je serai prêt, dit Nicolas avec un sourire.
    — Bravo, dit Artzéboucheff, je vois que vous avez compris. Vous ne regretterez pas…
    Resté seul avec le scribe, Nicolas marcha de long en large dans la chambre, les mains derrière le dos, la tête penchée.
    — Va me chercher à l’armurerie l’état des mitrailleuses hors d’usage, dit-il enfin. C’est urgent.
    Le secrétaire se gratta la tête :
    — J’avais une liste à finir, pour la paie…
    — Elle attendra. File. Il n’y a pas une minute à perdre.
    Lorsque l’homme fut parti, Nicolas s’approcha du téléphone, tira un canif de sa poche et trancha les deux fils fins et tordus. Ensuite, précautionneusement, il glissa les brins entre l’appareil et le mur, près de l’isolateur. Le travail avait été proprement exécuté. On ne remarquait rien d’anormal, à première vue. Le cœur de Nicolas battait violemment dans sa poitrine. La peur et le dégoût lui tapissaient la bouche d’une saveur pourrie. Le scribe revint, tenant entre deux doigts, avec respect, un état calligraphié en double exemplaire. Nicolas prit les feuillets, les parcourut d’un air compétent et les rendit au soldat en disant :
    — C’est tout ce que je voulais savoir. Je vais me préparer. Si l’École téléphone de nouveau, préviens-moi en même temps que le lieutenant Artzéboucheff.
     
    Jusqu’au soir, les hommes demeurèrent consignés dans les chambres, en tenue de campagne, avec leurs armes et leurs sacs. Artzéboucheff ne quittait plus le bureau de la chancellerie, dans l’expectative d’un nouveau message, Nicolas, désœuvré, flânait dans les couloirs de la caserne. D’une seconde à l’autre, il s’attendait à ce qu’on découvrît sa supercherie. Il suffisait qu’Artzéboucheff tentât d’appeler l’École pour remarquer que l’appareil ne fonctionnait plus et que les fils en avaient été sectionnés. Aussitôt, ses soupçons tomberaient sur Nicolas. Il le ferait arrêter et téléphonerait d’un restaurant ou d’une maison particulière pour signaler son cas à la direction. La manœuvre de Nicolas n’aurait donc servi qu’à retarder de quelques heures l’envoi à Pétrograd des élèves mitrailleurs destinés à massacrer la foule. Mais, dans les conjonctures présentes, gagner du temps, si peu que ce fût, c’était sauver des vies humaines, désorganiser les plans de l’adversaire et travailler pour le salut de la révolution. En passant devant les portes des pièces, Nicolas entendait des bribes de conversations, des tintements de gamelles, des chocs de crosses, des crissements de baguettes. Quelqu’un chantait :
     
    Il n’y a rien de pis que vivre au monde
    En servant comme mitrailleur !
     
    — Ta gueule, Féraponte, on ne chante pas un jour pareil !
    — Tu crois vraiment qu’ils nous enverront là-bas ?
    — C’est pas pour des prunes qu’on nous fait nettoyer les fusils et les mitraillettes !
    — Les ouvriers ont de la chance. Ils peuvent se mettre en grève. Mais nous ! Essaie voir de refuser ! Ah ! saleté de vie !
    — On peut toujours faire semblant de tirer. Viser ailleurs !
    — Où que tu vises, avec une mitrailleuse, tu descends quelqu’un. Je te le dis, c’est la mort du peuple. Dieu crache sur la Russie du haut de ses nuages. Accepte donc le crachat, essuie-le avec la manche

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