Le Sac et la cendre
et remercie en saluant bien bas.
Nicolas appuya son front à la fenêtre du couloir. Le soir tombait, orange et gris, barbouillé de brume. À cinq heures, le soldat de garde apparut au bout du corridor. En le voyant s’avancer vers lui, Nicolas pensa instantanément qu’il était envoyé par Artzéboucheff. Ses mains devinrent moites, et ses joues flambèrent. Le moment de l’explication était venu.
— Eh bien ? dit-il d’une voix atone.
— Il y a un homme qui vous demande devant la caserne.
— Quel homme ?
— Je ne sais pas. Un petit avec de grandes oreilles.
Immédiatement, Nicolas songea à Zagouliaïeff et se jeta comme un fou dans l’escalier aux vieilles marches de bois craquant.
C’était Zagouliaïeff, en effet, qui se tenait devant le poste de garde et bavardait avec le factionnaire. Nicolas le fit entrer dans la cour, et ils s’assirent sur un banc de pierre, près du magasin de l’armurier. Ayant inspecté les environs d’un regard circulaire, Nicolas murmura soudain :
— Je n’en peux plus d’être sans nouvelles ! Que se passe-t-il, là-bas ? Raconte.
Zagouliaïeff éclata de rire :
— Ne t’emballe pas, frère. Les affaires sont bonnes. Nos ouvriers se battent comme des lions. Nous avons pillé des dépôts d’armes, réquisitionné des voitures.
— Mais l’armée ?
— La nôtre augmente d’heure en heure, et la leur diminue à vue d’œil.
— C’est-à-dire ?
— C’est-à-dire que les soldats répugnent à marcher contre le peuple et se massent de notre côté.
— Quels soldats ?
— Eh bien, ceux du régiment de la garde Volhinsky, par exemple, déclara Zagouliaïeff, avec un air de fausse modestie. Ça ne te dit rien ?
— Ce n’est pas possible ! balbutia Nicolas.
— Ils ont refusé d’obéir, tué deux officiers, mis à sac l’Arsenal, et les voici dans nos rangs, sous le drapeau rouge. Pour ne pas être en reste, les régiments de la garde Préobrajensky et Litovsky ont suivi leur exemple cet après-midi. Ajoute à cela le régiment de Moscou, qui, au lieu de tirer sur la foule, fraternise avec elle et l’aide à libérer les détenus politiques de la prison de Vyborg. Ah ! un détail : j’allais oublier de te dire que la forteresse Pierre et Paul est entre nos mains.
Abasourdi, tremblant de joie, Nicolas ne savait que répéter :
— Incroyable ! Incroyable !
Tout à coup, il se ressaisit et demanda :
— Mais les officiers ? Tu ne vas pas m’annoncer que les officiers, eux aussi… ?
— Non, dit Zagouliaïeff, pour l’instant, ils se cachent ou se font tuer à leur poste. Mais ils finiront par comprendre. Les policiers à leur tour comprendront. Sais-tu qu’un télégramme du tsar est arrivé, à minuit, ordonnant la dissolution de la Douma ?
— La Douma est dissoute ?
— Penses-tu ! Les députés eux-mêmes n’obéissent plus au tsar. Ils continuent à siéger, comme si de rien n’était. Le palais de Tauride est devenue le centre de ralliement de tous les révolutionnaires. Et le respectable président Rodzianko a, paraît-il, envoyé une dépêche à l’empereur pour l’inviter à abdiquer d’urgence.
— L’empereur n’acceptera jamais. Il expédiera des troupes prélevées sur le front pour nettoyer la ville.
— Les troupes du front ne sont pas plus sûres que celles de la capitale, dit Zagouliaïeff. Avez-vous reçu l’ordre de partir pour Pétrograd ?
— Non. Seulement un avis de nous tenir prêts.
— Parfait. Quel est l’état d’esprit des hommes ?
— Il leur déplaît de combattre leurs frères.
— Qu’as-tu fait ?
— J’ai coupé les fils du téléphone.
— Je ne t’aurais pas cru si astucieux, dit Zagouliaïeff. Mes compliments. Nous allons emmener tout ce monde, avec armes et bagages.
— Pas si vite, dit Nicolas. Je ne suis pas certain qu’ils m’obéiront. Le lieutenant Artzéboucheff s’opposera au départ.
— Nous le ferons coffrer, ton Artzéboucheff. Je suis déjà passé dans pas mal de casernes. À Oranienbaum, à Péterhof, les troupes se mutinent aussi. Il y a des escarmouches entre les régiments fidèles à la monarchie et ceux qui se rangent de notre côté. Tout le pays remue. On ne peut plus attendre. Laisse-moi parler à tes hommes.
Nicolas hésitait encore, car il craignait de tout compromettre en brusquant les
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