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Le Sac et la cendre

Le Sac et la cendre

Titel: Le Sac et la cendre Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Henri Troyat
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aient à rougir inutilement de leur instructeur.
    Et il sortit de la pièce en faisant sonner ses éperons.
    Nicolas s’assit sur une chaise, enfouit sa tête dans ses mains et réfléchit aux paroles de son camarade. Il lui semblait qu’à la suite de ce dialogue, les chances de la révolution avaient baissé d’un seul coup. Sans doute, la majorité des officiers partageait-elle les opinions d’Artzéboucheff ? Liés par leur serment de fidélité au tsar, ces gaillards-là ne faibliraient pas au moment de mitrailler la foule. Et les soldats, pour la plupart, obéiraient à leurs consignes par crainte de mesures disciplinaires en cas d’insubordination. Les forces en présence étaient par trop inégales. Les ouvriers seraient écrasés sans merci. Cependant, même si l’insurrection devait échouer dans le sang, même si la sagesse consistait à se rallier aux vues d’Artzéboucheff, Nicolas ne pouvait pas se résoudre à marcher contre le peuple. Une protestation physique s’élevait en lui à la pensée de cette ignominie. Il préférait trahir l’empereur que trahir la nation. Il voulait être un homme avant d’être un chef. La perspective même du châtiment, de la dégradation, de la prison, n’entamait pas cette merveilleuse évidence. Depuis qu’il avait pris cette résolution, une gaieté fébrile s’était emparée de son cœur. Soulagé de mille scrupules, il se sentait en paix avec lui-même, heureux et lucide comme si le monde entier eût approuvé tacitement sa conduite. Il souriait à sa turne en désordre, au soleil jaune sur les vitres dentelées de givre, au parfum du thé chaud et des bottes cirées.
    Lorsqu’il sortit, le froid vif, la blancheur pure des neiges, les couleurs mordorées du ciel achevèrent mystérieusement de le rasséréner. Au détachement, l’homme de garde se précipita devant lui, poussa la porte de la première chambre et cria : « Fixe ! »
    Au centre de la pièce, ronflait un petit poêle de fonte aux flancs rouges. Une odeur de peau malpropre, de graisse d’armes et de tabac mijotait dans cette chaleur douce. Assis sur leurs lits, la vareuse déboutonnée, les pieds nus, quelques hommes astiquaient les culasses de leurs fusils démontés. En apercevant Nicolas, ils se levèrent paresseusement.
    — Repos, dit Nicolas. Que faites-vous ?
    — Le lieutenant Artzéboucheff nous a ordonné de nettoyer nos fusils. Alors, on les nettoie. Mais le sergent-major a distribué si peu d’huile qu’on ne peut rien faire de propre.
    — Je le lui dirai. Continuez. Après, vous descendrez dans les salles de classe pour réviser les mitrailleuses.
    Ayant inspecté les chambrées une à une, Nicolas se rendit au bureau de la chancellerie.
    Debout devant la fenêtre, le sergent-chef Néliépoff se curait les ongles avec une épingle. Assis à une table, près du poêle, le secrétaire écrivait dans un gros registre relié en toile noire. Sa plume grinçait. Il tirait la langue. Le lieutenant Artzéboucheff était au téléphone. L’écouteur collé à l’oreille, le front plissé, il répétait.
    — Mais non, je ne coupe pas…, je reste en ligne…, oui…, dépêchez-vous…
    Comme Nicolas s’approchait de lui, il le toisa d’un regard glacial et murmura :
    — Ah ! vous voilà ! Je suis en communication avec la direction de l’École.
    Nicolas frémit de crainte : Artzéboucheff n’avait-il pas appelé Oranienbaum pour le dénoncer, contrairement à sa promesse ? Le dos faible, il s’appuya au mur, ferma les yeux, attendit. Subitement, le lieutenant s’écria :
    — Oui… J’écoute… Ici l’adjoint du commandant… Le commandant est souffrant, retenu à Pétrograd… Oui… Tout à fait déplorable… Je prends le message… Dictez… « Le colonel commandant l’École ordonne qu’immédiatement…, parés pour le combat…, tenue de campagne…, mitrailleuses en état…, approvisionnement complet en cartouches… Attendre sans s’absenter un appel d’urgence… » Parfait… Je relis.
    Nicolas poussa un soupir de soulagement. Ce n’était pas encore l’ordre d’embarquement, mais un appel préliminaire d’alerte. Quelques heures s’écouleraient sans doute avant qu’on enjoignît au détachement de se mettre en marche. Comment employer ce sursis ?
    Artzéboucheff avait accroché le récepteur et demeurait

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