Le Sac et la cendre
nations qui, dirait-on, existent seulement pour donner à l’humanité une leçon terrible. Cette leçon, sans doute ne sera pas perdue, mais peut-on prévoir les épreuves réservées à la Russie avant qu’elle remplisse sa destinée pour se retrouver au sein de l’humanité ? » Nicolas ne voulait pas se rallier aux craintes prophétiques de Tchaadaeff. Il avait besoin de croire que, par une sorte de miracle, le moujik russe, inculte, borné, paresseux, avait reçu en partage une clairvoyance politique capable de le mener de la mutilation des idoles à la création d’un ordre admirable. Il souhaitait de toutes ses forces que le courant, déclenché depuis deux ou trois jours, n’eût pas un sens négatif, mais positif, qu’il correspondît, non seulement à la nécessité de renverser quelque chose d’ancien, mais d’établir quelque chose de neuf. Car il ne suffisait pas d’être contre un certain passé ; il fallait encore être pour un certain avenir. Il ne suffisait pas de démolir ; il fallait aussi remplacer. N’appelait-on pas le peuple à la seule œuvre de destruction pour le congédier dès qu’il s’agirait de bâtir la société future ? Ne se servait-on pas de lui comme d’un ouvrier tout juste bon à déplacer des pierres ? Comment le savoir ?
Enfermé dans ses rêveries, Nicolas n’entendit pas que la porte de sa chambre s’ouvrait avec un miaulement. Son ordonnance se dressa devant lui, avec un visage rose et tranquille. Dans sa main gauche l’homme tenait les bottes de Nicolas, astiquées, luisantes, et, dans sa main droite, un petit plateau de métal, chargé d’une théière fumante et d’une tasse en émail bleu. Ses doigts étaient barbouillés de cirage. Une virgule de pommade noire marquait le bout de son nez. Cet excès de zèle amusa Nicolas et il éclata de rire :
— Tu n’as pas assez de mes bottes, Nikita ! Il faut aussi que tu te cires la figure !
— Quand on regarde de près, le malheur arrive, dit Nikita, en s’essuyant le nez avec le revers de sa manche.
Derrière lui, le bonnet à la main, se tenait le sergent-chef Néliépoff, en capote grise boutonnée jusqu’au cou.
— Des papiers urgents de la direction de l’École, dit-il en claquant les talons.
— Pourquoi me les apportes-tu à moi ? demanda Nicolas.
— Le chef du détachement est malade, retenu à Pétrograd.
— Et les autres officiers ?
— Personne n’est venu. Il n’y a que vous et le lieutenant Artzéboucheff à la caserne. Mais le lieutenant Artzéboucheff est déjà sorti. Je l’ai cherché partout sans résultat, sauf votre respect. Alors, j’ai pensé que vous pourriez, à sa place…
— C’est gai, dit Nicolas en décachetant le pli d’un coup d’ongle.
Il s’agissait d’instructions secrètes, signées du colonel commandant l’École, à Oranienbaum. Le colonel ordonnait d’interrompre immédiatement les classes et les exercices, de consigner les hommes à la caserne, et de mettre en état les fusils et les mitrailleuses entreposés à l’armurerie. Les officiers devaient demeurer en permanence auprès de leurs pelotons et se tenir en contact, par téléphone, avec la direction de l’École.
— Voyons, murmura Nicolas, en refermant le papier, tu dis bien qu’aucun officier n’est venu ?
— Aucun.
— Comment cela se fait-il ?
— Ces messieurs sont peut-être immobilisés à Pétrograd, où il y a des troubles. Ne passe pas qui veut.
— Mais ceux qui logent à Oranienbaum ?
— À Oranienbaum aussi, il y a des troubles. Hier, les soldats livraient leurs mitrailleuses à des ouvriers. Les officiers sont intervenus. On tire des coups de feu dans les rues. C’est un véritable scandale, passez-moi le mot.
Ayant congédié le sergent-chef et Nikita, Nicolas se leva d’un bond et plongea sa figure dans une cuvette d’eau glacée. La lettre de l’École et les paroles de Néliépoff avaient achevé de le réveiller. Il réfléchissait froidement à la responsabilité nouvelle qui, du jour au lendemain, lui tombait sur les épaules. C’était par crainte de se compromettre que ses collègues n’avaient pas rejoint leur poste, ce matin. Tous, plus tard, prétexteraient des maladies diplomatiques, des deuils de famille ou des difficultés de transport. Mais lui, que pouvait-il dire ou faire pour se soustraire aux ordres de ses
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