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Le Sac et la cendre

Le Sac et la cendre

Titel: Le Sac et la cendre Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Henri Troyat
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n’avait plus aucun intérêt. Les vrais renseignements se colportaient de bouche en bouche. Dimanche soir, un ami d’Artzéboucheff était venu de Pétrograd avec des nouvelles fraîches. Selon lui, la capitale était transformée en un vaste camp retranché. On avait arrêté une centaine de personnes, dont le Comité bolchevik de Pétrograd. Le général Khabaloff avait fait placarder des affiches annonçant que la force armée serait employée à fond contre les rebelles. Cependant, la foule envahissait les rues, et des orateurs se juchaient sur les socles des monuments pour réclamer le pain, la justice et la liberté. Les policiers les mitraillaient du haut des toits. Quelques groupes de cosaques se rangeaient sous le drapeau rouge. La 4 e  compagnie du régiment Pavlovsky, l’un des plus fiers ornements de la tradition tsariste, s’insurgeait à son tour et criblait de balles les détachements de deux autres régiments de la garde. L’incohérence de cette émeute prouvait bien qu’elle n’avait pas été préparée et qu’elle prenait au dépourvu aussi bien les défenseurs de l’ordre que ses adversaires. C’était une manifestation de haine absolument sincère et non concertée, une protestation sortie du ventre de la nation. Pour la première fois dans l’histoire de l’Empire, une conscience collective s’élevait au-dessus du troupeau. La matière brisait le moule. On en avait assez de crever de faim, de se battre pour Constantinople ou l’Alsace-Lorraine, de payer des impôts qui ne servaient à rien et de se livrer, corps et âme, à une clique d’incapables. Assailli de lumière, l’homme russe prétendait juger les chefs et assumer la responsabilité de son propre destin. La beauté, la générosité de cet éveil populaire étaient indéniables. Et cela précisément parce qu’il n’était pas le fait de quelques meneurs, et ne correspondait à aucune politique définie. Les professeurs, les juristes, les députés de gauche, les conspirateurs professionnels étaient débordés par le mouvement. Des musiciens attaquaient la grande symphonie avant que le chef d’orchestre eût frappé sur son pupitre. Zagouliaïeff lui-même devait être effrayé par cette désobéissance unanime. Mais, après la révolte, viendrait sans doute la révolution. Après les troubles spontanés, l’organisation des troubles. Des politiciens, des diplomates, des comités divers tenteraient d’utiliser à des fins personnelles un soulèvement qui se bornait à exprimer les aspirations primitives du pays. Il semblait à Nicolas que le danger le plus grave n’était pas dans les mitrailleuses des policiers, mais dans les projets de ceux qui, sans participer directement à la mutinerie, envisageaient déjà les modalités de son exploitation. Sans aucun doute, les députés de la droite, à la Douma, espéraient faire triompher l’idée d’une monarchie constitutionnelle à la mode anglaise, tandis que les partis socialistes méditaient de remettre tous les pouvoirs au prolétariat et de partager les terres, mais les mencheviks souhaitaient poursuivre la guerre et les bolcheviks ne voyaient de salut que dans la conclusion d’une paix séparée. À cela s’ajoutaient les ambitions individuelles, les rivalités de couloir, les haines de caste, l’activité des espions allemands et des plénipotentiaires alliés. Chacun pour sa part n’attendait que l’occasion de prendre la direction de cette grande force déchaînée dans le vide. Les masses russes pourraient-elles résister à ces manœuvres de captations ? Une rupture aussi totale avec un passé millénaire, des coutumes sacrées, des légendes glorieuses, ne révélait-elle pas, chez le peuple, une inquiétante prédisposition à servir d’objet aux expériences sociales ? Après avoir répudié ses maîtres et son histoire, la nation saurait-elle trouver sa voie sans être obligée d’implorer une aide extérieure ? Ne se laisserait-elle pas soumettre à quelque despote nouveau, sous le seul prétexte qu’il portait une casquette au lieu d’une couronne ? Les paroles de l’exilé Tchaadaeff hantaient encore la mémoire de Nicolas : « La Russie flotte dans le vide, hors de l’espace et hors du temps. Elle n’appartient à aucune famille ; elle est restée en dehors du mouvement de la civilisation européenne. Les Russes appartiennent au nombre de ces

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