Le Sac et la cendre
événements. Il se trouvait engagé dans une entreprise nouvelle et passionnante, où l’autorité des chefs, n’ayant plus cours, était remplacée par la bonne volonté des hommes. Dans cette vacance remarquable de la légalité, l’exécution d’une consigne ne dépendait plus du grade hiérarchique de celui qui l’avait donnée, mais de l’humeur de ceux qui la recevaient. Subitement, il ne fallait plus compter avec un nombre de poitrines, de fusils et de mitrailleuses, mais avec la compréhension, la fatigue, la peur ou l’enthousiasme de chacun. C’était cela, en somme, la révolution : la reconnaissance de la dignité humaine dans le dernier des tâcherons. On ne pouvait plus commander, on devait convaincre. Certes, les victoires étaient plus belles, du seul fait qu’elles étaient remportées, non par un troupeau obtus, mais par des êtres conscients du sacrifice qu’on exigeait d’eux. Mais l’absence de discipline rendait difficile l’élaboration du moindre projet. « Nous croiront-ils ? Ne préféreront-ils pas rester au chaud dans leur caserne et attendre des instructions venues de leurs vrais supérieurs ? Sont-ils mûrs pour la liberté de penser et d’agir ? » Ces questions tourmentaient Nicolas, tandis qu’il traversait la cour en compagnie de Zagouliaïeff. La nuit était venue, entre-temps, bleue, vaste et froide. Les fenêtres de la caserne s’étaient allumées, et leur reflet, jaune et rectangulaire, se découpait nettement sur la neige.
— Écoute, dit Nicolas, tout compte fait, je ne suis pas tranquille.
— On ne te demande pas d’être tranquille, dit Zagouliaïeff. Rassemble tous les hommes dans un local approprié et…
— C’est impossible. Il faudrait prendre un peloton après l’autre.
— T’occupe pas de ça. On verra sur place.
Quand Nicolas et Zagouliaïeff pénétrèrent dans la chambrée du premier peloton, tous les soldats se levèrent. Ils étaient en tenue de combat, mais leurs visages bien nourris exprimaient l’appréhension et la lassitude.
— Faites venir vos camarades des chambrées voisines, dit Nicolas d’une voix détimbrée. Ceux qui ne pourront pas entrer se masseront dans le couloir.
Il monta sur une table et tendit la main à Zagouliaïeff, qui se hissa à ses côtés. Bientôt, la pièce fut pleine de soldats éberlués, murmurants, timides. Quelques-uns se tenaient debout sur les lits, ou assis sur le bord des fenêtres. Dans le corridor, se pressait la foule de ceux qui n’avaient pu trouver de place à l’intérieur. Nicolas voyait, étalé en contrebas, ce terrain de figures rudes, aux cheveux ras, aux yeux incompréhensifs. Et son cœur défaillait d’angoisse. « Tous ces inconnus. Avec chacun sa petite idée, sa petite frousse, sa petite ambition personnelle. Quel langage aura raison de leur passivité ? »
Brusquement, bombant la poitrine, il cria :
— Camarades ! voici un homme qui arrive de Pétrograd avec des nouvelles sûres. J’ai pensé qu’il vous serait agréable de savoir ce qui se passe là-bas.
À ces mots, les soldats se regardèrent avec stupéfaction, et certains baissèrent la tête. C’était la première fois que Nicolas les traitait de camarades. Ils se méfiaient. Ils ne savaient que répondre. Au bout d’un moment, quelques voix isolées sortirent de la foule.
— Oui… oui… Il n’a qu’à parler… On est là à attendre… On a le droit d’être renseignés, tout de même.
— Parfaitement, vous en avez le droit, camarades ! hurla Zagouliaïeff, car le sort du pays est entre vos mains. Depuis trois jours, le gouvernement du tsar, avec l’aide de la gendarmerie et de la police, massacre sans pitié vos frères ouvriers, parce qu’ils ne veulent pas mourir de faim et continuer à fabriquer des armes pour une guerre inutile et maudite. Aurez-vous la cruauté, l’inconscience, la lâcheté d’obéir aux ordres de quelques officiers tarés, et d’ouvrir le feu sur le peuple, ou imiterez-vous les vaillants régiments Pavlovsky, Volhinsky, Préobrajensky, Litovsky et tant d’autres, qui ont déjà passé du côté de l’insurrection ? C’est pour vous poser cette question que je suis venu jusqu’à vous.
— Les régiments de la garde ont renoncé à tirer ? demanda quelqu’un.
— Oui, camarades, dans un magnifique élan, rompant avec la
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