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Le Sac et la cendre

Le Sac et la cendre

Titel: Le Sac et la cendre Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Henri Troyat
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discipline, emprisonnant ou chassant leurs chefs, ils ont refusé d’être les artisans d’un crime abominable. Dans les premières heures de la matinée…
    Tandis que Zagouliaïeff parlait, Nicolas observait avec anxiété les visages de l’auditoire. Une attention collective durcissait les regards, plissait les fronts, comme chez un groupe d’élèves studieux. Lorsque l’orateur annonçait une nouvelle étonnante ou employait un mot compliqué, une vague ondulation parcourait tous ces corps en capotes grises, et des figures se balançaient un peu comme de grosses fleurs. De toute évidence, les hommes étaient subjugués par l’éloquence du tribun. Mais accepteraient-ils de le suivre ? Comme Zagouliaïeff reprenait sa respiration, des exclamations s’élevèrent :
    — C’est très joli, mais si les émeutiers sont vaincus, toi, le civil, qui causes si bien, tu fileras, comme une anguille, et nous autres, on passera devant le Conseil de guerre.
    — Y a pas à dire, c’est risqué, grommela un petit soldat qui mâchait des graines de tournesol avec une expression bovine.
    — Pourquoi risqué ? demanda un autre. Si la garde est du côté des révolutionnaires, il n’y a rien à craindre.
    — Es-tu sûr qu’on te dise la vérité ?
    — Comment savoir ?
    — Peut-être que tout ça c’est des mensonges. Peut-être que les ouvriers se battent seuls. Et ils ont besoin de nos mitrailleuses. Je n’ai rien contre les ouvriers, mais…
    Tout à coup, un remue-ménage violent se produisit du côté de la porte, et le lieutenant Artzéboucheff pénétra dans la pièce en bousculant quelques troufions effarés. Son visage était livide et lourd, comme celui d’un blessé. Sa mâchoire inférieure tremblait. Il y avait dans son regard une lueur de haine froide.
    — Fixe ! hurla-t-il.
    Et, instinctivement, les mitrailleurs se mirent au garde-à-vous.
    — Que signifie ce rassemblement ? reprit Artzéboucheff d’une voix rauque. Que fait ce civil dans la chambrée ? Qu’y faites-vous vous-même, grimpé sur une table et présidant le meeting, aspirant Arapoff ? Je viens de découvrir que les fils du téléphone avaient été coupés. Le coupable m’est connu. Son châtiment sera exemplaire. D’ailleurs, cette manœuvre indigne n’aura servi à rien. Une estafette m’a apporté les ordres de l’École. Nous devons partir sur-le-champ. Que tous s’habillent et descendent dans la cour en rangs. Aspirant, vous êtes arrêté. Quant au civil, conduisez-le immédiatement au poste de garde…
    Personne ne bougeait. Zagouliaïeff, les bras croisés sur sa poitrine, considérait le lieutenant avec ironie. Une stupeur majestueuse engourdissait Nicolas. Il sentait confusément que les quelques secondes à venir décideraient de son destin.
    — Avez-vous entendu ? rugit le lieutenant Artzéboucheff en tapant du pied.
    Un silence hostile lui répondit. « Nous avons gagné la partie », pensa Nicolas. Une joie désordonnée sonnait dans son corps. Il avait chaud. Il transpirait d’impatience. Il dit d’une voix calme :
    — Camarades, le lieutenant Artzéboucheff prétend vous envoyer contre le peuple. Il croit que vous êtes encore des soldats de l’ancien régime, c’est-à-dire des chiens bien dressés. Mais vous avez un cœur, une âme. Vous êtes des révolutionnaires conscients. Vous n’accepterez pas d’assassiner vos frères, sous prétexte que leurs idées déplaisent au gouvernement impérial. Saisissez-vous de cet officier réactionnaire et restons entre nous…
    — Sergent ! aboya Artzéboucheff.
    — Il n’y a plus de sergents, plus d’aspirants, plus de lieutenants, dit Nicolas. Il n’y a que des camarades.
    Artzéboucheff avait fait un bond en arrière et tirait son revolver de l’étui :
    — Traître ! Parjure !
    Son visage était labouré de fureur. Ses yeux lui sortaient de la tête. Il brandit son arme, mais un colosse au nez plat lui assena un coup de poing sur la nuque, et la balle, déviée, alla se loger dans le plafond. Deux soldats maintenaient Artzéboucheff en lui tordant les bras, derrière le dos :
    — Où qu’on le met ?
    — Quel vampire !
    — Il mériterait qu’on lui casse les reins !
    — Arrache-lui les épaulettes, la peau partira avec !
    La bave aux lèvres, Artzéboucheff se débattait et râlait sur un ton

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