Le Sac et la cendre
plaintif :
— Salauds ! Canailles ! Ça, un aspirant ? Un officier ? Douze balles dans la peau !
— Enfermez-le au poste de garde, dit Nicolas.
Tard dans la nuit, d’autres détachements de soldats mutinés, venant d’Oranienbaum, arrivèrent à la caserne.
La cour était pleine de monde. Sous la lueur calme et bleue de la lune, la multitude des hommes gris, en capotes et sacs de campagne, grouillait sur place comme un panier d’écrevisses vivantes. Des coups de feu partaient vers le ciel impassible, accompagnés de longs rires niais et de chansons obscènes. Des voix mâles gueulaient :
— Alors, quoi ? Qu’est-ce qu’on attend ? Ils les auront tous fusillés si on lambine encore !
— Attelez les chevaux ! Où sont les voiturettes ?
— C’est l’homme de garde qui a les clefs.
— Non, c’est le sergent-chef.
— Il se cache, la canaille !
Zagouliaïeff, sa mission accomplie, était parti, en avant, pour Péterhof. Nicolas, aidé d’un sergent-major balbutiant, obséquieux, affolé, surveillait l’embarquement des mitrailleuses sur les traîneaux. Des soldats tiraient hors des écuries les petits chevaux poilus et piaffants, les conduisaient vers les timons, vérifiaient les attelages :
« Excuse de t’éveiller en pleine nuit, petite sœur ! Mais c’est la révolution ! »
Des bruits de bottes se répercutaient dans les escaliers sonores. Toutes les fenêtres de la caserne étaient allumées.
— Il faudrait dresser un état des mitrailleuses sorties, bredouillait le sergent-major. C’est du matériel qui nous a été prêté par l’École. Autrement, ce ne sera pas régulier.
Un petit rouquin à la casquette tordue, à la lippe de voyou, s’approcha de Nicolas et cria soudain :
— Eh ! les gars ! Il y a là un aspirant, un buveur de sang, une sangsue capitaliste !
— Tais-toi, vieille bûche, répondit un homme du détachement. C’est notre instructeur. Il est pour le peuple. Il a coupé les fils du téléphone.
— Qu’il s’accroche donc un ruban rouge à l’épaulette, s’il veut pas qu’on l’assomme.
— Oui, oui, un ruban rouge !
Nicolas prit un chiffon rouge que lui tendait le soldat et le fixa rapidement à son uniforme :
— Suis-je des vôtres, maintenant ?
Le sergent-major courait, avec son calepin, d’un traîneau à l’autre et répétait :
— Ne bousculez pas trop la Colt… Attention à la Hotchkiss, on vient de la réparer… Quel malheur !… Quand le colonel apprendra !… Voyons un peu…
— N’oubliez pas les bandes, glapit Nicolas. Il faut en fourrer le plus possible dans les sacs.
À coups de crosse, les soldats brisaient les caisses de munitions, plongeaient leurs mains dans le fouillis des cartouches luisantes. On eût dit une troupe de brigands pillant un trésor légendaire. Les bandes de mitrailleuses se croisaient sur leurs poitrines et sur leurs dos. Bardés de cuivre, alourdis de plomb, ils criaient d’un air farouche en se dandinant dans la neige.
— En route ! En route ! Sur Piter (21) ! Mort à la police ! Hourra !
— Et on a un officier avec nous !
— Amenez-lui un cheval !
— Ils en feront une gueule, les pharaons, lorsqu’ils verront qu’un aspirant à cheval nous commande !
— Pourquoi lui faut-il un cheval, à votre aspirant ? C’est un homme comme nous, les gars. Si nous marchons à pied, il doit marcher à pied. La règle révolutionnaire…
— À cheval, il verra plus loin. Il pourra dire où nous allons, ce qui se passe par-devant, tu comprends, tête de lard ?
— Un cheval ! Un cheval !
Deux hommes amenèrent un cheval par la bride, et Nicolas se mit en selle, maladroitement.
— Merci, camarades, cria-t-il. Je serai digne de votre confiance.
— Hourra !
De nouveau, des coups de feu partirent en claquant vers le ciel. Des vitres brisées tintèrent. Les chevaux hennirent de peur.
— Nous devrions au moins éteindre l’électricité avant de partir, disait le sergent-major.
Avec la lenteur d’une coulée de lave, la foule des soldats sortait de la cour et débordait sur la chaussée. D’autres détachements, venus d’Oranienbaum, encombraient la route. Ce fut avec peine que les hommes de Nicolas purent s’insérer dans cette masse compacte, qui roulait en désordre vers Pétrograd.
Nicolas
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