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Le Sac et la cendre

Le Sac et la cendre

Titel: Le Sac et la cendre Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Henri Troyat
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hommes de son détachement s’étaient dispersés dans les encoignures des portes, dans les avenues transversales, dans les jardins avoisinants. Ils attendaient le signal. Nicolas pressa sur la détente, et la mitrailleuse trépigna de fureur, hurla par saccades. La machine avalait sa bande de cartouches avec rapidité. L’un après l’autre, les tubes de cuivre entraient dans la boîte comme aspirés goulûment vers l’intérieur, et les douilles vides tombaient sur le sol en se retournant. Le canon s’échauffait. Dans le fracas d’un feu rapide, Nicolas voyait tressauter, au bout de son regard, quelques bicoques rongées de gale, des silhouettes noires, gesticulantes, une palissade aux affiches loqueteuses, un réverbère, un pan de ciel. Cette danse verticale des êtres et des choses fatiguait ses yeux. Les secousses de la Maxim ébranlaient tout son corps de l’épaule au talon. Il grommelait :
    « Trop court… Là… Ça va mieux. »
    Les policiers détalaient, se collaient aux façades des maisons, s’effondraient en tournoyant sur eux-mêmes, avec des mouvements affaiblis de toupies. Lorsque la route fut libre, Nicolas cessa le tir, et les soldats émergèrent de leurs cachettes. Mais, à peine se furent-ils avancés de quelques pas, qu’un crépitement sec fendit l’air en bandes horizontales. Une mitrailleuse, desservie par les policiers, balayait l’espace devant elle. D’où venaient les coups ? De ce grenier ? De cette lucarne ? Tandis que ses hommes fuyaient de tous côtés, Nicolas braqua sa Maxim sur la fenêtre suspecte, et une averse de plomb déchiqueta les vitres, les linteaux, les murs de bois pourri. Avec rage, avec volupté, il sentait vibrer jusqu’au fond de lui-même cette mécanique à donner la mort. Une odeur de graisse brûlée et de poudre le prenait à la gorge. Ses dents soudées lui faisaient mal. Enfin, il arrêta le feu. La mitrailleuse ennemie s’était tue depuis longtemps. La rue, après ce vacarme et cette agitation, s’étendait, silencieuse, comme frappée à mort par les balles. De nouveau, timidement, pliés en deux, le fusil à la main, la face vernie de peur, les soldats s’aventuraient hors de leurs repaires. Nicolas les vit progresser avec lenteur vers le refuge des policiers. Ils allaient vérifier la victoire. Subitement, une clameur emplit l’air ensoleillé :
    « Hourra ! »
    Aussitôt, de toutes parts, les portes, les cours, les monceaux de neige vomirent une multitude informe qui criait et chantait. Nicolas, abandonnant la mitrailleuse aux soins du sergent-chef Néliépoff, courut jusqu’au potager, où il avait attaché son cheval. Lorsqu’il reprit sa place dans le cortège, il lui sembla que le nombre des hommes avait encore augmenté. Le torrent des bonnets et des casquettes moutonnait en désordre dans la clarté glaciale du matin. Arrivé à hauteur de la petite maison d’où les agents avaient mitraillé la troupe, Nicolas aperçut quelques soldats rieurs qui déshabillaient les cadavres. Les policiers, étendus dans la boue, la face maculée de sang, la barbe raide, n’avaient déjà plus de manteau, plus de bottes, plus de chaussettes. Les pieds nus et sales, d’une chair grise, dressaient dans l’air leurs orteils velus. Un peu plus loin, un « pharaon », dont l’oreille déchiquetée saignait à flots sur sa capote noire, se laissait emmener par deux mitrailleurs, en gémissant :
    « Me tuez pas… J’ai pas tiré… J’ai pas tiré, camarades… Je vous jure… »
    Nicolas fut tout surpris d’entendre que cet inconnu parlait russe. Tandis qu’il dirigeait le feu de sa mitrailleuse contre les policiers, il ne lui était pas venu à l’idée qu’il exterminait des compatriotes. Inconsciemment, il les assimilait à l’ennemi allemand ou autrichien. Il les rejetait vers une autre race, vers un autre pays détesté. Or, voici que cet homme employait la même langue que lui pour se plaindre. Il avait l’accent traînant de Toula. Comment était-ce possible ?
    Une pitié trouble affaiblit Nicolas, ralentit ses pensées. Ce policier geignard lui gâchait sa joie. Violemment, il refusa de le voir, de l’écouter, talonna son cheval, emplit ses poumons d’un air jeune.
    Le faubourg de Poutiloff défilait de part et d’autre de la cohorte, avec ses baraques rapiécées, ses cheminées

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