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Le Sac et la cendre

Le Sac et la cendre

Titel: Le Sac et la cendre Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Henri Troyat
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Piter ! Sur Piter ! À bas la guerre !
    Le dôme de Saint-Isaac était comme une bulle de savon dans le ciel obscur. Nicolas s’enfonçait à travers un pays de dentelles scintillantes, d’aigrettes de sel, de vapeurs de perle ; il nageait dans l’irréel et l’imputrescible ; il donnait son âme à un mirage nocturne, noir et blanc, où les hommes eux-mêmes avaient l’air d’une forêt en marche.
    — Avec nous !
    — En avant !
    — Qu’est-ce que t’es ? Bolchevik ?
    — Non.
    — Menchevik, alors ?
    — Non plus. J’en ai marre !
    — C’est pas un parti, ça !
    — Non. C’est toute la Russie.
    — Avec nous ! En avant !
    Comme on approchait de Ligovo, les lueurs d’un incendie léchèrent la base du ciel, du côté de la capitale.
    — C’est Piter qui flambe ! On a dû allumer des feux de joie à l’Amirauté, ou à l’Arsenal.
    — Vite, les gars. Dans deux heures, on sera rendus !
    — J’ai plus de pieds !
    — Marche sur les mains !
    Venu on ne savait d’où, le bourdonnement limpide d’une balalaïka ranima le courage des hommes. Des voix chantèrent :
     
    Notre mitrailleuse fait un fameux chambard,
    Que le bras en tremble pendant des heures.
    Adieu, adieu, mon joli pays,
    Et mon village ,  au bord de la rivière …
     
     
    Les flammes baissèrent à l’horizon.
    « Oh ! c’est éteint. On a dû griller quelques pharaons, et c’est tout. »
    Nicolas, épuisé, pencha la tête et somnola pendant quelques minutes, bercé par le pas de sa monture. Lorsqu’il rouvrit les paupières, un spectacle nouveau s’offrit à son regard. Une phosphorescence diffuse envahissait l’espace, vers l’orient. Dans cette réverbération verdâtre, se dessinaient les abords dentelés de Pétrograd, les squelettes des chantiers, avec leurs grues noires et minces comme des potences, les cheminées de l’usine Poutiloff serrées, telles les colonnes d’un temple dont on eût arraché le fronton. Les risées de l’aube couraient dans le vide sombre du ciel, éveillaient de petits nuages aux nageoires mordorées. Des bancs d’écailles palpitantes dérivaient vers les abîmes ténébreux de l’ouest. Les lacs de la nuit se libéraient de toutes les présences suspectes. Une hésitation frissonnante, un vacillement de nuances ennemies, préludaient à la naissance royale du jour. L’air entier vibrait dans un crescendo de flûtes et de trompettes aigres. Subitement, touché par la flèche incandescente d’un rayon, un toit grésilla, s’enflamma telle une torche. Un glacis d’or en fusion embrasa quelques façades. Le dôme d’une église étincela comme une cymbale sonore. Çà et là, des gaines d’ombre flasque glissaient sur les volumes de pierre et se ratatinaient mollement à leur base. Des massifs de granit, des fenêtres pures comme des roubles d’argent, des arbres en fer forgé, harnachés de gemmes, resplendissaient dans une vapeur pourpre. C’était le début de tout, la création du monde, le chaud salut de la révolution. Tous les hommes sont frères ! La vie commence ! Comme une détonation de lumière, le soleil, longtemps contenu, bondit tout à coup dans le ciel. Et un long cri de joie s’échappa de la foule :
    « Le soleil ! La ville ! On arrive ! »
    Dans cette lueur neuve et rouge, Nicolas, stupéfait, voyait marcher autour de lui un immense troupeau d’hommes aux visages sanglants, aux capotes couleur framboise, aux baïonnettes de rubis. La neige qu’ils foulaient était imbibée de reflets vineux. Leur haleine même était rose. Et devant eux, au loin, tirée du crépuscule, bloc par bloc, étage par étage, dure, givrée, géométrique, la cité impériale se vêtait de rayons écarlates pour les recevoir.

XIII
    « Laisse-moi faire ! » s’écria Nicolas, en écartant d’un coup d’épaule le soldat qui venait d’installer la mitrailleuse en position de tir.
    Et il saisit solidement la poignée froide de la Maxim. Devant lui, à l’extrémité de la rue, non loin des bâtiments de l’usine Poutiloff, les capotes sombres des policiers barbotaient comme des mouches dans une mare de crème. Des coups de fusil, isolés et naïfs, égratignèrent la neige. Protégé par l’angle d’une maison aux volets fermés, aux soupiraux masqués de planches, Nicolas tournait méthodiquement la vis de pointage. Les

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