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Le Sac et la cendre

Le Sac et la cendre

Titel: Le Sac et la cendre Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Henri Troyat
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chevauchait au centre de la cohue. Pressé de toutes parts, il dominait un flot continu de dos, de visages, de bonnets de fourrure et de baïonnettes. À perte de vue, sous la clarté de la lune, miroitait et se tordait cet énorme serpent aux écailles de chair et de fer. Les pas craquaient sur les routes gelées, les fusils cliquetaient, les traîneaux grinçaient, des rires et des cris ponctuaient le tumulte. Et tous ces bruits divers se fondaient, à la longue, en une sorte de sifflement grave et haletant, qui semblait venir de la neige. Parfois, les feux des cigarettes éclairaient des bribes de figures humaines. Çà et là, de ce fleuve confus, surgissaient un bout de nez, un œil, une moustache qui, aussitôt, retournaient au néant. Dans l’exaltation de sa propre victoire, Nicolas se demandait, par moments, s’il était éveillé, si ce déroulement fantasmagorique n’était pas l’indice d’un songe. Était-ce bien lui qui dérivait comme un bouchon porté par le courant d’une armée en révolte ? Ces êtres rudes qui l’entouraient étaient-ils vivants, ou s’évanouiraient-ils comme un mirage aux premiers rayons du soleil ? Sous ce ciel pur et froid, la marche vers la capitale prenait une valeur mystique. On pensait à un peuple frappé d’illumination, et qui se met en route, nuitamment, vers le lieu de la bonne nouvelle. En vérité, nulle étoile ne guidait ces pèlerins nombreux, mais la lueur vague des incendies. Ce n’était pas un enfant divin qu’ils trouveraient au terme de leur course, mais des larmes, du fiel et de la cendre. Et, cependant, leur foi, leur élan, étaient les mêmes que s’ils se fussent avancés vers une calme révélation. Un chant cahoteux monta vers la lune :
     
    On nous a fourrés dans un wagon
    Pour nous expédier à Oranienbaum.
    Nous étudions la mitrailleuse.
    Même d’ici, nous effrayons l’ennemi…
     
    Ivre de joie, Nicolas chantait avec ses hommes. De hauts sapins aux barbes blanches se détachaient, immobiles et pensifs, sur l’écran bleu de la nuit. Le vent se leva. Une poussière neigeuse voltigea dans l’air. En tête de la colonne, flottait un drapeau en loques, d’un rouge noirâtre, comme le sang caillé.
    À Péterhof, dans le parc aux statues frileuses, d’autres soldats se joignirent au mouvement.
    — Suivez-nous ! Suivez-nous !
    — De quelle unité ?
    — 3 e  régiment de réserve.
    — Il y a des junkers et des officiers embusqués dans les jardins !
    Dans le quartier du Nouveau-Péterhof, retentissaient encore les aboiements des mitrailleuses hystériques. De petites villas bourgeoises, argentées par la clarté du ciel, se recroquevillaient dans l’angoisse. Des bâtiments officiels, empesés de neige, digéraient leurs provisions de paperasse et de poussière. Les guérites étaient veuves de sentinelles. Dans la cour d’une caserne, parmi le tremblotement fantastique des lampions et des phares, quelques larves humaines chargeaient des caisses sur les chariots aux roues hautes. Des chevaux aux têtes faraudes piaffaient, tiraient sur leurs traits. Les canons sortaient, en cahotant, brillaient d’une longue larme bleue à la lueur de la lune. Leurs gueules noires s’orientaient dans le vide, demandaient à parler soudain. Derrière eux, bringuebalaient des caissons chargés d’obus, s’agitaient des ballets de canonniers rigolards, aux faces taillées dans l’étoupe. Tout cela, canons, caissons, chevaux et hommes grossissait la procession, comme un affluent se jette dans une large rivière.
    Dans les allées aristocratiques, aux bosquets de givre fin, la foule noire dévalait avec un grondement de cuir et d’acier. On glissait sur la glace mince des étangs, on trébuchait contre des racines ossifiées.
    — Avec nous ! Avec nous !
    — Le 1 er  régiment de mitrailleurs est sorti des casernes pour nous rejoindre !
    — Hourra !
    Nicolas, transi de froid, rompu de fatigue, n’avait plus la force de réfléchir. Il ne savait pas depuis combien de temps il avait quitté Martychkino, ni s’il arriverait un jour à Pétrograd. Mais il sentait avec certitude qu’il vivait les heures les plus exaltantes et les plus utiles de son existence.
    — Deuxième mitrailleur !
    — Stélna s’est soulevé !
    — Cela fait huit mille hommes !
    — Et vous avez vu les canons ?
    — Sur

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