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Le Sac et la cendre

Le Sac et la cendre

Titel: Le Sac et la cendre Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Henri Troyat
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voulais avoir de l’instruction. Mais ça ne s’est pas trouvé. Mon père…
    Le maréchal des logis reparut au flanc de la colonne et hurla :
    — On ne parle pas dans les rangs !
    Un éclatement d’obus couvrit sa voix. Dans le brouillard, à droite, palpitait la lueur rose d’un incendie.
    — C’est-il qu’ils nous tirent dessus ? dit Fédotieff.
    — Penses-tu ! dit Michel. Un coup mal dirigé, sans doute.
    La canonnade se rapprochait. Des déflagrations sourdes faisaient tressaillir le sol. On entendait même, par instants, le crépitement mécanique des mitrailleuses. Les fumées des shrapnells s’arrondissaient en fleurs pâles au-dessus des arbres.
    — Les artilleurs sont des salauds, dit Fédotieff. Russes comme Allemands, ils ne font pas la vraie guerre. Ils trichent.
    — Silence ! glapit le maréchal des logis.
    La colonne passa au trot.
    Le soir tombait, lorsque le régiment pénétra dans un petit village boueux et triste. Les hussards mirent pied à terre. Quelques paysans furtifs, qui avaient la couleur morne de la glèbe, sortaient des maisons et se groupaient autour des officiers.
    — Pour sûr qu’on va camper ici, dit Fédotieff. Si seulement ils nous donnaient une grange…
    Effectivement, le deuxième escadron reçut une grange en partage. C’était une haute construction en planches disjointes, avec un toit moussu et des contreforts de fumier. Après la soupe, ayant pansé, abreuvé, nourri et entravé leurs chevaux, les hussards prirent possession de leur cantonnement. Le maréchal des logis Stépendieff actionna sa lampe de poche. Dans la lumière brutale, surgit une montagne de paille brillante, hirsute et, plus loin, une masse molle de foin. L’air sentait l’herbe moisie et la bouse de vache. Des rats détalèrent sur les poutres qui étayaient la toiture. Fédotieff appliqua une échelle contre le tas de paille, et l’escalade commença, dans l’obscurité où tremblait par instants la clarté ovale de l’ampoule.
    — Viens par ici, criait Fédotieff en tendant la main à Michel, c’est confortable, comme dans un wagon-mou.
    — Tchoubarytch, où es-tu ?
    — J’ai glissé dans un trou. J’y reste.
    — Y a-t-il encore de la place dans ton trou ?
    — Oui, pour une jolie femme.
    — Eh ! les gars, je me suis accroché à une saloperie de ferrure. Aidez-moi, orthodoxes !
    Des ombres chancelantes foulaient la paille qui crissait et s’enfonçait sous leurs pas. Michel Danoff se rapprocha à tâtons de Fédotieff, dont les bras invisibles ramaient dans les ténèbres, déplaçaient de craquantes forêts.
    — Couche-toi là, dit Fédotieff. Je vais arranger notre chambre. Les anges eux-mêmes en seront jaloux.
    Il s’était accroupi à son tour et dénouait les gerbes de paille, les éparpillait en couverture sur le corps de Michel. Puis, il retira ses bottes et déroula les bandelettes qui enveloppaient ses pieds. Une odeur de sueur pourrie arriva au visage de Michel.
    — Ouf ! ça fait du bien, soupirait Fédotieff en bougeant les orteils.
    La lueur d’un briquet troua la pénombre.
    — Enfants de putain ! hurla le maréchal des logis Stépendieff. J’ai défendu de fumer.
    Le silence revint. Michel s’allongea sur le dos. À droite, à gauche, il devinait confusément des monceaux de paille qui remuaient, riaient ou grognaient des injures. Entre les planches, filtrait la lueur bleue et pure de la nuit. En bas, les chevaux bottaient, hennissaient en rêve. En haut, des rats couraient et piaillaient avec des voix d’enfants. De temps en temps, on entendait un coup de canon, lointain et pommé.
    — Ce n’est pas chrétien de se battre même la nuit, dit Fédotieff.
    Le froid et la fatigue engourdissaient Michel. Il déboulonna sa culotte, ferma les yeux, tenta de dormir. Mais le sommeil ne voulait pas de lui. L’oreille aux aguets, il écoutait le froissement des litières voisines, les respirations, les ronflements de ses camarades. À plusieurs reprises, l’image de Tania s’imposa devant lui, dans l’ombre, avec une précision hallucinante. Elle était telle qu’il l’avait vue pour la dernière fois, avec son beau visage faible, ses cheveux abondants, ses yeux bleus dilatés d’angoisse. Violemment, il la détesta, la refoula dans le néant. Alors, vinrent les enfants, et il sentit que son cœur se faisait lourd

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