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Le Sac et la cendre

Le Sac et la cendre

Titel: Le Sac et la cendre Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Henri Troyat
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bouillie, un quignon de pain trempé, ou un légume mou.
    — Servez-vous, les braves ! Vous devez avoir faim !
    — Pour sûr qu’on a faim !
    — T’as pas un peu de vodka, mémère ?
    — La révolution, ça ne nourrit pas !
    — Non, mais ça réchauffe !
    Des étudiants aux brassards rouges sortirent, en délégation, d’une porte cochère et s’avancèrent vers la troupe. L’un d’eux posa la main sur l’étrier de Nicolas et marcha quelque temps à ses côtés. Il avait un visage de nourrisson, potelé et lisse. Les armes impériales scintillaient sur le fond noir de ses épaulettes carrées.
    — Qui êtes-vous, d’où venez-vous ? demanda-t-il.
    — D’Oranienbaum ! De Martychkino ! De Péterhof ! De Strélna ! répondirent des voix orgueilleuses.
    — Parfait, dit l’étudiant d’un air sérieux. Dans ces conditions, je vous conseille d’aller à l’Institut technologique, où il y a une cantine pour les soldats. Puis, il faudra que vous vous rendiez au palais de Tauride, pour prendre les ordres.
    — Quels ordres ? s’écria un mitrailleur, qui cheminait, tête nue, sans ceinturon, le fusil en bandoulière. On n’a d’ordres à recevoir de personne.
    — C’est la Douma impériale qui siège au palais de Tauride, dit un autre. Il faut les éventrer, et non prendre leurs ordres.
    — Vous êtes mal renseignés, camarades, dit l’étudiant. La Douma est devenue le centre de l’insurrection. La Douma est avec nous. Le Soviet des ouvriers et soldats est en contact permanent avec les députés favorables à notre cause.
    — Depuis quand ?
    — Depuis hier déjà !
    — Ah ! ça change !
    — C’est un piège !
    — Mais non !
    — Mais si !
    — Où se trouve le Soviet ?
    — Au palais de Tauride.
    — Non, à la gare de Finlande.
    — De toute façon, dit Nicolas, il faut que les hommes mangent d’abord. Êtes-vous bien sûr, monsieur l’étudiant, qu’une cantine fonctionne à l’Institut technologique ?
    — J’en reviens. Mais vous aurez peut-être du mal à passer. Le régiment Sémenovsky continue à se battre contre nous. Ils occupent la perspective Zagorodny. Pas moyen de les déloger.
    — Et le régiment Ismaïlovsky ?
    — Il a déposé les armes !
    — Hourra !
    — Alors qu’est-ce qu’on fait ?
    — Au palais de Tauride !
    — Non. Bouffons d’abord à l’Institut technologique !
    — Allons à la gare de Finlande !
    — Prenons l’Amirauté !
    — Bonne chance ! cria l’étudiant, et il fit deux pas en arrière.
    Autour de Nicolas retentissait un concert de propositions discordantes. Sa faim était telle qu’il craignait de perdre connaissance. Des éblouissements rapides supprimaient par instants le paysage, devant ses yeux. Il lui semblait éprouver le tremblement de la mitrailleuse dans son épaule. À sa gauche, marchait le gaillard au nez plat, qui avait frappé Artzéboucheff. L’homme mangeait un quartier de pain humide.
    — Passe-m’en un bout, camarade, dit Nicolas.
    Ayant mâché quelques bouchées de mie aigre, à l’odeur de soupe, il se sentit mieux. Le cortège traversait un pont. Sur la glace sale qui encombrait les bords de l’eau, reposait un amoncellement d’oiseaux dorés, de couronnes détruites. C’étaient les emblèmes impériaux, arrachés aux magasins des fournisseurs de la Cour. Frappés à mort, les aigles bicéphales gisaient pêle-mêle avec des boîtes de conserve, des torchons et de vieux souliers. Un gamin d’une quinzaine d’années, à la face blême, creuse, courait sur le trottoir et tendait à Nicolas une aile en bois argenté :
    — Prends-la, camarade ! Tu la feras cuire ! Ils ne sont pas si coriaces qu’ils en ont l’air, les poulets du tsar !
    Nicolas essaya de rire. Mais ses lèvres gercées lui faisaient mal. Les cris du gamin se perdirent dans le bruit des bottes et des capotes grises en mouvement. Sur la perspective Ismaïlovsky, un groupe d’étudiants avait enfoncé la devanture d’un antiquaire. Des sabres courbes, des pistolets damasquinés, de longs fusils à pierre aux crosses incrustées de nacre jonchaient le sol.
    — Prenez ! Prenez ! Ça peut toujours servir à descendre un pharaon !
    À côté, quelques hommes lestes dévalisaient un débit de tabac.
    — Frères, ne faites pas ça ! cria un vieux sergent qui marchait

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