Le Sac et la cendre
d’usine qui ne fumaient plus, ses longues palissades aux affiches soulevées de cloques. Comme le détachement approchait de la porte de Narva, Nicolas frémit, effleuré par un souvenir fatidique. Il se trouvait à cette même place, quelque douze ans plus tôt, avec le même soleil, la même neige sur les toits. Une foule dense l’entourait, comme à présent, mais ce n’étaient pas des soldats en armes, c’étaient des ouvriers, des femmes, des enfants, conduits par le pope Gapone pour remettre à l’empereur une respectueuse supplique. Devant l’arc triomphal aux chevaux de bronze sombre, les cosaques avaient tiré sur le peuple. Aujourd’hui, les abords du monument étaient déserts. Nul ne s’opposait plus à l’entrée de Nicolas dans la ville. Le tsar n’avait pour le servir qu’un régiment de statues immobiles et sans voix.
Au-delà du canal, sur la perspective Narvsky, une nuée d’ouvriers accueillit les soldats en chantant. Lorsque les deux masses ne furent plus séparées que par une trentaine de pas, elles s’effrangèrent soudain, se disloquèrent sur les bords, essaimèrent des vestes noires et des capotes grises qui couraient les unes vers les autres. Des hommes en uniforme embrassaient des hommes en habit de travail. Les drapeaux rouges de l’armée s’unissaient aux drapeaux rouges du peuple. Les deux flots contraires se mariaient dans un remous de visages victorieux.
— Vive l’armée !
— Vive la révolution !
— À bas la guerre !
— Hourra !
Un orateur, grimpé sur les épaules de ses compagnons, glapit :
« Camarades, nous saluons fraternellement votre entrée dans la ville. Les derniers défenseurs de l’autocratie ne résisteront pas à votre élan héroïque… Joignant l’effort de toutes les mains calleuses, nous obtiendrons la fin de la guerre, la journée de huit heures et la distribution gratuite aux paysans des terres du tsar et des propriétaires fonciers… »
Un petit orchestre de cuivres, dissimulé dans la foule, entonna La Marseillaise . Le tribun chavira, sombra dans une houle de poings nus et de baïonnettes. Une allégresse nerveuse déformait les figures. Des cris rudes fendaient les poitrines. Quelqu’un lança une poignée de tracts, qui retomba en neige sur les têtes. Nicolas saisit au vol un papillon de papier marqué de lettres grasses : « L’heure décisive a sonné… La révolution… Élisez vos soviets… Soldats et ouvriers… »
Sans qu’aucun ordre eût retenti, mais tout naturellement, par une décision spontanée, unanime, l’armée grise se remit en marche. Les ouvriers s’écartèrent pour laisser la voie libre aux soldats. Répondant à l’appel du peuple, au vœu des historiens présents et futurs, et, peut-être, au conseil de Dieu, Nicolas entrait dans Pétrograd. En cas de défaite, la mort. En cas de victoire, l’oubli. Chacun le savait. Mais nul ne songeait à rebrousser chemin. Les mains glacées serraient fortement les crosses des fusils. Les pieds endoloris martelaient la terre. Les visages, las, livides, souillés de barbe et de suie, étaient tendus au cran d’arrêt.
« Gauche, droite ! Gauche, droite !… »
Le long du canal Obvodny, des spectateurs de plus en plus nombreux se massaient au passage du cortège. Les uns se taisaient, craintifs, baissaient les yeux devant les étendards de la révolution. D’autres hurlaient de joie et sautaient sur place comme des chèvres. Un portier en touloupe arrachait précipitamment les parties bleues et blanches d’un drapeau russe, les fourrait dans sa poche, et tendait entre ses deux mains la bande rouge horizontale. D’autres l’imitaient, sur le parcours. Çà et là, aux fenêtres, pendaient des linges écarlates, étroits et fripés. Les soldats criaient gaiement :
« Encore un drapeau !… Et là !… Et au coin de la rue !… T’as vu ?… Tous, tous ils sont avec nous, les frères !… »
De temps en temps, un homme quittait les rangs, courait vers le trottoir, et on ne le voyait plus. Qu’était-il devenu, le bougre ? Avait-il repéré un traktir ouvert, ou un ami, ou une fille au sourire avenant ? Devant un petit restaurant à la façade basse, quelques femmes entouraient une marmite fumante. Les soldats plongeaient la main dans la marmite, au passage, tiraient un fragment de viande
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