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Le Sac et la cendre

Le Sac et la cendre

Titel: Le Sac et la cendre Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Henri Troyat
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mouvement. Les voitures qui bouchaient le passage avaient disparu. Mais le tas de dossiers brûlait toujours devant le commissariat, et la ligne des soldats s’incurvait un peu sur la gauche, pour éviter la fumée. Nicolas les entendait rigoler dans son dos :
    — Toutes les injustices impériales qui flambent !
    — C’est comme ça, compère, quand le peuple se soulève, il nettoie tout. Il veut s’asseoir sur de la terre propre.
    — Paraît qu’ils ont ouvert les prisons.
    — C’est aussi une bonne chose. Les ennemis du tsar y étaient enfermés, à vivre de pain et d’eau. Maintenant, ce sont les affameurs du peuple qui les remplaceront dans les cellules.
    À partir de la rue de la Première-Rota, le détachement dut ralentir son allure, car la circulation devenait intense. Les hommes marchaient en colonne par deux, pour laisser la voie libre à des camions automobiles hérissés de baïonnettes et de drapeaux rouges. Sur les ailes des voitures, dont le vernis étincelait au soleil, des veilleurs étaient allongés, à plat ventre, le fusil à la main, dans une pose cambrée de sirènes. Des cavaliers les suivaient, montés sur des bidets de fiacre ou sur de puissants roussins de labour. Il y avait même quelques étudiants, à brassards écarlates, qui se dandinaient sur des chevaux réquisitionnés dans un cirque, avec leur harnachement complet de selles cloutées et de brides à franges d’or. Les chiens aboyaient autour de la cavalcade. Des mitrailleuses crépitaient au loin. Une fumée asphyxiante cachait, par instants, la lumière du ciel.
    Un convoi d’autos particulières dépassa Nicolas. On les avait raflées à droite, à gauche, dans les administrations, dans les garages, en pleine rue, et, maintenant, des soldats les conduisaient, le mégot aux lèvres, la casquette tirée sur l’oreille. Puis, un groupe d’agents défila sous les huées. Ils étaient ficelés des épaules aux hanches et marqués à la craie sur le dos, comme du bétail. Des cosaques en armes les encadraient. Les ouvriers, massés au bord du trottoir, crachaient au visage des « pharaons » et leur lançaient des pierres. Et eux, graves, pesants, tels des suppliciés, regardaient droit devant eux, comme pour chercher une issue à ce couloir de poings et de cris. Nicolas raidissait toutes ses forces pour s’interdire de juger les excès de la révolution. Il aurait voulu pouvoir, sinon les approuver, du moins les ignorer ou les excuser en bloc. Mais il sentait que chaque pas accompli dans la ville compromettait un peu plus l’admirable exaltation qu’il avait éprouvée durant son voyage nocturne. Devant les bâtiments d’un gymnase, il avisa, parmi la foule, deux forçats vêtus de camisoles grises. Un carreau jaune était cousu dans leur dos. Sans doute venaient-ils d’être libérés, car ils se déshabillaient en hâte au milieu d’un cercle de badauds. Leurs faces bestiales, couturées de cicatrices, exprimaient une terreur intense. Ils jetaient des clins d’yeux inquiets à leurs voisins en se déculottant. Un lycéen leur présentait une capote militaire toute neuve et criait :
    — N’ayez pas honte, camarades ! Tous les opprimés, tous les offensés sont nos frères !
    — Pourquoi vous avait-on enfermés ? demanda quelqu’un.
    — Pour nos opinions politiques, mon pigeon, répondit l’un des forçats en enfilant la capote sur sa chemise en haillons.
    — Avec ça, dit une vieille femme, ils ont peut-être tué père et mère.
    — Tais-toi, corneille ! hurla le lycéen. Suppôt de l’autocratie ! Vermine tsariste ! Sinon on t’enlève ta pelisse pour la leur donner !
    La foule éclata de rire, et la vieille femme s’éloigna en trottinant. Un peu plus loin, trois officiers allemands, aux uniformes gris-vert, marchaient rapidement, tête baissée, sans regarder personne. Selon toute vraisemblance, ils se trouvaient internés, provisoirement, dans l’une des prisons dont les révolutionnaires avaient ouvert les portes. Un étudiant les accompagnait et leur parlait de près avec une mine obséquieuse.
    — Où les mènes-tu, camarade ? demanda un matelot à veste de cuir qui, du haut d’une borne, surveillait la circulation.
    — À la légation de Suède, dit l’étudiant. Là-bas, ils seront en sécurité.
    — Bonne chance !
    Quelques passants

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