Le Sac et la cendre
intolérance. Sa déception était telle qu’il eût crié des injures.
— Êtes-vous sûr au moins qu’il se soit enfui ? demanda-t-il.
L’épouse du comptable suivait la procession en sanglotant comme une chienne.
— Vas-tu te taire, putain ? hurla l’un des soldats en la menaçant de sa crosse.
Kisiakoff plissa les yeux, attendit le choc. Mais le soldat baissa son fusil et glissa une main sous la jupe de la matrone en rigolant :
— J’ai les doigts gelés. Laisse-moi les réchauffer un peu sous tes plumes, ma colombe !
La femme chancela, tomba dans la neige, se releva et détala en gloussant vers la maison.
— Messieurs, camarades, balbutiait le comptable, il s’agit d’une erreur… Je me suis toujours tenu à l’écart…
La sueur ruisselait de son visage fessu. Il puait la peur.
— Alors, on l’emmène ? demanda le caporal en se tournant vers Kisiakoff.
Un prêtre en soutane noire parut sur le parvis de l’église. Sa croix pectorale, touchée par le soleil, lança un rayon. Il cria :
— Cette arrestation est illégale. Je m’oppose formellement à…
— Ta gueule, vieille barbe ! glapit le caporal. Rentre dans ta tanière, si tu ne veux pas qu’on t’embarque aussi !
À ce moment, d’une manière tout à fait inattendue, les cloches de l’église se mirent à sonner. Instinctivement, quelques soldats se signèrent.
— Relâchez cet homme, dit Kisiakoff. Il ne peut nous être d’aucune utilité.
Étendu tout habillé sur son lit, Volodia tournait les pages d’un livre, sans parvenir à s’intéresser au texte, qu’il avait l’impression de connaître par cœur, bien qu’il le lût pour la première fois. À ses côtés, sur une chaise cannée, se trouvaient un grand verre de thé et une assiette de biscuits. De temps en temps, sans détacher les yeux du volume, il allongeait la main, atteignait en tâtonnant le verre de thé, et buvait une gorgée d’infusion tiède, parfumée au citron. Vers midi et demi, il se leva en bâillant et s’approcha de la fenêtre. Kisiakoff rentrerait-il pour le déjeuner ? Les affaires de l’imprimerie et de la révolution ne lui laissaient plus de loisirs, et il ne se montrait guère qu’aux heures des repas. Il était éminemment comique de penser que Kisiakoff s’affirmait soudain comme l’ennemi du tsarisme et l’allié de l’émeute. Sans doute avait-il quelque intérêt pécuniaire à prendre ouvertement parti pour une cause plutôt que pour une autre ? Un homme de son intelligence ne pouvait décemment ajouter foi aux mensonges de la politique. Mais peut-être voyait-il, dans les désordres de la rue, une réponse secrète à ses désordres intérieurs ? Peut-être ne recherchait-il pas un contentement spirituel, mais un contentement physique dans le spectacle de cet effondrement hideux des emblèmes ? Plus il réfléchissait à la question, plus il semblait à Volodia que l’adhésion de Kisiakoff au soulèvement populaire était, en effet, d’ordre sensuel, et non logique ou moral. Quelle que fût d’ailleurs la nature de cette passion, Volodia la jugeait de haut, comme un dangereux enfantillage. Il ne blâmait pas Kisiakoff pour ses idées, ou pour son appétit. Simplement, il était incapable de partager la joie des révolutionnaires, comme il eût été incapable de partager l’indignation des monarchistes. Ce remue-ménage, ces arrestations, ces tueries, au nom d’un principe, le dégoûtaient. Il estimait ridicule que des hommes mûrs prissent les armes pour défendre des allégories, des titres de chansons, des noms propres ou un fragment d’histoire. S’échauffer, s’embrigader, risquer sa vie pour une opinion était une sottise inexcusable à ses yeux. Car toutes les opinions étaient fausses. Sous n’importe quel gouvernement, il y aurait des riches et des pauvres, des savants et des imbéciles, des athlètes et des bossus. À quoi bon tenter de réformer le monde ? L’existence était une épreuve longue et monotone, dont il fallait s’ingénier à tirer parti avec malice. Les compensations à cet immense ennui, on devait les chercher en soi. Volodia s’était organisé mille petits plaisirs égoïstes, tels que laisser une jambe s’endormir et la dégourdir en remuant les orteils, se ronger les ongles, faire des taches d’encre sur les draps, ou tirer les poils de son
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