Le Sac et la cendre
protestèrent :
— Mais ce sont des Allemands !
— Il ne faut pas les laisser partir !
— On est en guerre !
— L’armée russe prend les prisonniers allemands sous sa protection ! gueula le matelot en brandissant son fusil.
Et, Dieu sait pourquoi, il tira en l’air. Nicolas observa la tache verdâtre des uniformes ennemis qui se faufilaient dans l’épaisseur de la cohue. De nouveau, il éprouva la nécessité intérieure de se révolter, d’intervenir. Puis, une lassitude triste le recouvrit. Il se jugeait étrangement faible, vaincu, inutile. Le bruit de milliers de pas sur la neige emplissait sa tête comme un murmure patient. En se retournant sur sa selle, il vit la longue file d’hommes gris qui le suivait. Et il se sentit seul au monde.
Depuis deux jours, l’imprimerie de la rue Kharkov travaillait sans relâche au tirage des proclamations. Des typographes bénévoles s’étaient joints aux ouvriers habituels de l’établissement. Dans le bureau, siégeaient des journalistes, des membres du parti, des soldats. La plupart de ces gens étaient inconnus à Kisiakoff, mais il les voyait sans déplaisir s’installer chez lui, commander ses employés et circuler entre les machines. Plus le désordre était grand, et plus il se trouvait heureux. Les informations contradictoires, les visages suspects, les coups de téléphone, les tracts déchirés, les disputes, les chansons, les crachats sur le parquet, toute cette vaste incohérence l’emplissait de joie. Haletant, radieux, la barbe dépeignée, il courait d’une pièce à l’autre, se heurtait à des étrangers qui lui demandaient ce qu’il faisait là, se précipitait vers la fenêtre à la moindre détonation, grimpait sur une chaise pour embrasser le spectacle des ateliers, sautait à pieds joints parmi les monceaux de paperasses, prenait des notes au crayon sur ses manchettes et répétait : « Ça marche !… Ça marche… » Parfois, il sortait sur le pas de la porte, qu’ombrageait un grand drapeau rouge, et interpellait les passants. Le matin même, il avait sollicité du Soviet un camion avec des hommes en armes pour opérer l’arrestation d’un agent de l’Okhrana dont il assurait connaître l’adresse. On lui avait promis de satisfaire à sa demande. Mais il était près de midi, et la voiture annoncée ne se montrait toujours pas.
« Qu’est-ce qu’ils font, bon Dieu ? » grognait Kisiakoff en tournant le remontoir de sa montre.
À midi et quart, arrivèrent deux ouvriers, membres du Soviet, installés dans une Mercedes aux vitres brisées. Ils apportaient des nouvelles de la Douma. Selon eux, la physionomie du palais de Tauride (22) était plus confuse que jamais. Dans l’aile droite du bâtiment s’était groupé le Comité provisoire des députés de la Douma, hostiles au régime tsariste, mais partisans, somme toute, d’un libéralisme bourgeois modéré. Dans l’aile gauche, s’était cantonné le Soviet des ouvriers et soldats de Pétrograd, formé la veille, à raison d’un représentant élu pour mille ouvriers ou pour mille soldats. Le chiffre des délégués atteignait déjà près de deux mille hommes, syndicalistes, intellectuels, petits employés, militaires de la garnison en révolte. Il n’y avait pas assez de chaises pour asseoir cette multitude avide de paroles. La réunion commençait de devenir un chaos inutile. Seul le Comité exécutif du Soviet pouvait encore exercer un semblant d’autorité sur cette assemblée disparate. Ce Comité exécutif, présidé par le vieux député social-démocrate Tchkéidzé, s’était adjoint des membres du parti bolchevik, tels que Staline, Molotoff, Stantchenko, Kozlovsky. Il siégeait en permanence, contresignait des ordres d’arrestation, nommait des commissions, rédigeait des manifestes. Sa rivalité avec le Comité provisoire de la Douma se révélait d’heure en heure plus violente. Mais aucune de ces deux organisations n’était assez forte pour assumer, sans l’appui de l’autre, la charge du pouvoir. Des pourparlers étaient en cours pour la constitution du premier gouvernement de la Russie révolutionnaire.
Kisiakoff, qui avait suivi les deux membres du Soviet dans le bureau, demanda d’une voix sourde :
— Vous croyez donc qu’un accord interviendra entre le Comité de la Douma et le Comité du
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