Le Sac et la cendre
Soviet ?
— Il faudra bien qu’ils s’entendent un jour, dit un ouvrier. Seulement, les bourgeois, avec Rodzianko et Milioukoff, veulent maintenir le régime en proclamant un autre empereur, et, nous autres, nous exigeons la fin de la guerre et l’établissement d’une république sociale. Ça fait une sacrée différence ! Comme nous sommes les plus nombreux, nous finirons par avoir raison. Je vous apporte un nouveau texte, rédigé par Soukhanoff.
— Donnez-le directement à l’atelier. Je le verrai plus tard sur épreuves, dit Kisiakoff, car il entendait corner dans la rue.
Le camion venait d’arriver. Une dizaine de soldats en armes étaient parqués, côte à côte, dans la caisse arrière. Kisiakoff jeta l’adresse au chauffeur et se hissa sur la plateforme, en soufflant avec effort.
— Alors, comme ça, camarade, dit le caporal qui commandait la patrouille, on va encore arrêter un traître ?
— Oui, un agent de l’Okhrana, Probosséloff. Il est vendeur de cierges à l’église. Un petit vieux, avec une barbiche de chèvre. Vous le reconnaîtrez facilement.
— Se cacher derrière les icônes pour trahir le peuple, ce n’est pas bien, dit le caporal en fronçant avec gravité son visage violet de froid. On devrait toujours se méfier de ces croqueurs d’hosties.
Le camion roulait vite en tressautant sur les ornières de neige. Les joues des soldats vibraient au rythme des cahots. Ils avaient des regards hébétés de fatigue. Derrière leurs têtes, défilaient des façades de maisons peureuses, aux volets clos. Dans la rue, passaient des groupes d’ouvriers enrubannés de faveurs rouges. Quelquefois, ils hurlaient :
— Hourra ! Vive l’armée révolutionnaire !
— Hourra ! répondaient les soldats du camion, d’une voix lasse, enrouée.
Kisiakoff criait avec eux.
Le camion s’arrêta enfin devant une petite église, aux dômes bleuâtres, accroupie dans la neige d’un jardin.
— C’est ici, dit Kisiakoff.
Les soldats descendirent un à un, lourdement, dans un bruit de ferraille.
— Vous venez avec nous, camarade ? demanda le caporal.
— Non, dit Kisiakoff. Cela donnerait l’éveil. J’attendrai ici.
En groupe compact, les hommes franchirent la grille et s’immobilisèrent au centre du jardin. Kisiakoff les vit discuter avec animation. Ils ne paraissaient pas d’accord. Ils rechignaient devant l’ouvrage. Enfin, cinq d’entre eux se dirigèrent vers le bâtiment de l’administration. Les cinq autres retirèrent leurs bonnets et pénétrèrent dans l’église. Kisiakoff poussa un profond soupir et croisa ses mains sur son ventre. Il lui semblait soudain que toute la révolution se ramenait à cet événement infime : la « liquidation » d’un témoin gênant. Un claquement gras retentit dans sa gorge, comme le début d’un rire. Plus la foule envahissait sa vie, plus il sentait se confirmer en lui la merveilleuse possibilité d’être seul. Plus on parlait autour de lui d’équité et de liberté sociale, plus il devinait proche l’instant de la bestialité. Kisiakoff était aimable à Dieu, il le savait depuis longtemps. Mais jamais, comme en cette minute, il n’avait éprouvé l’encouragement que Dieu réservait à ses moindres pensées. Quoi qu’il fît, désormais, Dieu ne pourrait se passer de lui, se retrancher de lui. Dieu était à sa merci, hypnotisé, subjugué par sa façon de tenir la scène. Quelques secondes encore, et on allait tirer le bonhomme à la barbiche de chèvre hors de sa niche de cierges et d’hosties, le traîner vers une cour obscure, le juger, le fusiller. Et Kisiakoff aurait une mort sur la conscience. Il s’avança vers la grille. Des femmes s’étaient massées aux abords du jardin. Elles marmonnaient :
— Paraît qu’on perquisitionne à l’église !
— Quelle horreur ! Ils ne respectent rien !
— C’est sûrement le père Pimène qu’ils vont arrêter, ces barbares !
— Ou le sacristain. C’est un ivrogne.
— Ils se soucient bien des ivrognes, commère. Eux-mêmes sont des ivrognes…
Enfin, les soldats reparurent, poussant devant eux un gros bonhomme chauve aux yeux épouvantés.
— Le vendeur de cierges s’est enfui ce matin, à l’aube, dit le caporal. On a pris le comptable. Il pourra toujours nous renseigner.
Kisiakoff haussa les épaules avec
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