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Le Sac et la cendre

Le Sac et la cendre

Titel: Le Sac et la cendre Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Henri Troyat
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nez. Le corps était un jouet que Dieu avait donné à l’âme pour qu’elle s’en amusât. Pourquoi les autres ne pouvaient-ils pas l’imiter ? Enroulé sur lui-même, muré dans son odeur, ficelé dans ses limites de chair et de cheveux, il se jugeait comblé dans sa parfaite et ronde solitude. Les événements extérieurs déferlaient sur lui sans l’atteindre. Des êtres négligeables couraient en tous sens sur sa carapace, comme des fourmis sur une statue. Il ne les sentait pas, tout entier tourné vers le centre. Sans projets, sans soucis, sans élans, sans rancunes, il trouvait ses seules délices à coïncider exactement avec lui-même, à n’être que lui-même : un lâche, un fainéant, un voluptueux, un méchant, un homme à l’œil de verre.
    Il regarda la rue, par la fenêtre. Des ouvriers et des soldats se groupaient devant la porte close d’une boulangerie. Une auto, portant un drapeau rouge, était arrêtée au carrefour. Tout cela se passait dans un autre temps, dans un autre lieu, derrière une vitre. Il y avait toujours une vitre entre Volodia et le reste de l’univers. Kisiakoff l’avait compris, et c’était pourquoi Volodia supportait sa présence.
    Se détournant de la croisée, Volodia examina ses mains. Et aussitôt, elles lui parurent énormes, accidentées, passionnantes. Piquées de petits poils blonds, pigmentées de taches rosâtres, soulevées de veines chaudes, elles constituaient, à elles seules, une patrie. Une mouche d’hiver, paresseuse, pesante, qui évoluait autour de la suspension, se posa sur son pouce. Il suffisait que Volodia le voulût, et cette mouche devenait plus importante qu’un soldat dans Pétrograd, qu’un général dans son bureau, que l’empereur lui-même en conseil des ministres. Il n’existait pas de valeurs fixes. Tout dépendait des conventions préalables. Avec intérêt, avec amour, Volodia suivait les mouvements de la mouche sur son doigt. Il observait sa grosse tête globuleuse, ses pattes finement velues, ses ailes transparentes, rabattues sur le corselet. Mise en confiance, la mouche allongeait sa trompe, tâtait la peau de la main. Volodia se sentit chatouillé et eut envie de rire. La révolution n’était rien en comparaison de cette mouche insolente. Il souffla sur la mouche, et la mouche s’envola. Une allégresse puérile emplit le ventre de Volodia. Il riait intérieurement, comme après une bonne farce. Où était la mouche ? Il la chercha et la vit collée à la vitre. Regardait-elle la rue ? Se disait-elle que ces ouvriers et ces soldats étaient d’étranges insectes, d’une nature inconnue, dont rien de sensé n’expliquait l’agitation ? Était-elle fière d’être une grande mouche, devant ces petits hommes remuants, privés de cervelle ? Volodia songea qu’il était de tout cœur avec la grande mouche contre les petits hommes. Il aurait voulu se faire naturaliser mouche, passer d’un règne à l’autre, déclarer à son entourage. « Excusez-moi. Je ne suis pas des vôtres. Vos affaires ne me concernent pas. » Au moment précis où il formait cette réflexion, des coups de feu éclatèrent, et Volodia se rejeta dans la chambre. Puis il entendit le grondement bourru d’un camion. La mouche avait disparu.
    En revenant à la fenêtre, Volodia vit que les soldats s’étaient dispersés en chaîne dans la rue et tiraient en visant les toits. Un frisson désagréable lui parcourut le visage. Il s’avoua voluptueusement qu’il avait peur et courut se coucher. Maintenant, il regardait le plafond craquelé et laissait palpiter son cœur à larges saccades. Une débandade de morceaux flasques, d’écharpes gazeuses se faisait dans son corps. Il essaya de claquer des dents pour améliorer sa panique. Mais c’était difficile. Il geignit :
    « Oh ! j’ai peur… Oh ! c’est affreux !… »
    Subitement, la fusillade se tut, et des pas précipités retentirent dans le corridor. Des voix s’interpellaient d’une chambre à l’autre :
    — Mais c’est insensé !
    — De quel droit ?
    — On est à la merci de leur bon vouloir !
    — On n’a jamais vu ça !
    — Ils sont au premier étage…
    Quelqu’un frappa à la porte, Volodia se dressa sur son séant et demanda :
    — Qu’est-ce que c’est ? Je dormais…
    — Ici, le directeur de l’hôtel. Excusez-moi de vous

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