Le Sac et la cendre
l’impératrice ! répondirent des voix diverses.
— Pitirime ?
— Lui-même ! En personne ! C’est amusant ! En restant sur le trottoir, on voit passer tous les gros bonnets du régime que les camarades conduisent au palais de Tauride.
— Jamais je n’aurais eu l’occasion de saluer leurs sales gueules, sans la révolution. Ah ! ils n’en mènent pas large, les buveurs de sang. Ils grelottent sous leurs poils, comme des chiens malades.
— Pitirime ! Pitirime ! À mort !
— Hou !
Le métropolite porta une main veineuse et blanche à sa bouche.
— Il va dégueuler !
— Non, il se signe !
— Ça revient au même !
Un brusque soubresaut ébranla le camion, qui pétarada, prit de la vitesse, et disparut dans un remous de têtes et de bras. Le cheval de Nicolas, effrayé par le bruit, caracolait, secouait l’encolure. Les sons cuivrés d’un orchestre traversaient les clameurs du public. On jouait La Marseillaise , quelque part, en plein vent. Nicolas tourna dans la rue Chpalernaïa. Entre le palais de Tauride et la grande tour rouge et noir du Château-d’Eau, tout l’espace était occupé par une multitude immobile et grondante, fleurie de drapeaux pointus. Comme des graines diverses, mêlées dans une même cuvette, les capotes militaires et les vêtements civils formaient une seule masse, mouchetée de gris et de noir. Parfois, des automobiles aux glaces étincelantes s’enfonçaient dans cette matière amorphe, en cornant. Des soldats, montés sur le marchepied des voitures, vociféraient :
— Laissez passer ! Délégués à la Douma ! Place ! Place !
Des gamins escaladaient les lampadaires, avec des mouvements élastiques de singes. Debout sur le toit d’une auto, un petit homme à la barbe aiguë et raide, tel un chausse-pied, lançait des poignées de tracts à la ronde. Les carrés blancs tombaient sur la mer houleuse des casquettes. Des mains les happaient au vol, comme une manne céleste. Un gros camion, en faisant marche arrière, avait démoli un coin de la grille. Le chauffeur se querellait avec une sentinelle bégayante de rage. Un vendeur de tabac offrait sur son éventaire des paquets de cigarettes aux couvertures barbouillées d’encre rouge.
— Achetez les cigarettes révolutionnaires ! criait-il. Les premières cigarettes du nouveau régime !
Il avait dû passer la nuit à peinturlurer les articles de sa collection. Tout le monde savait que, sous cette enveloppe pourpre, se cachaient les mêmes cigarettes qu’autrefois. Mais beaucoup de gens se laissaient tenter par l’originalité de la présentation. Une femme, au visage de pomme pourrie, brandissait à bout de bras des ruisseaux de rubans rouges.
— Qui n’a pas son ruban rouge ? piaillait-elle d’une voix haut perchée. Le ruban rouge du patriote révolutionnaire ! Vous n’en trouverez pas à l’intérieur ! Voici le vrai, le seul ruban rouge du patriote révolutionnaire !
Au-dessus de cet océan bouillonnant, bourdonnant, sifflant, flottait, comme un immense gâteau jaunâtre et maussade, la coupole chauve du palais. Forçant les grilles en fonte du square, la vague populaire battait ce récif inlassablement. Les haies d’épines blanches et d’acacias aux ramilles d’argent craquaient sous la poussée de la foule. L’entrée principale était condamnée. Nicolas et ses hommes durent se tailler un passage jusqu’à la cour, où d’autres portes étaient gardées par des sentinelles du régiment Préobrajensky. Débordés par la horde des visiteurs, les factionnaires tentaient de les contenir en croisant leurs fusils :
— On n’entre pas comme ça, camarade. Ton laissez-passer ?
— Quel laissez-passer ? Nous sommes une délégation d’ouvriers de l’usine Tréougolnik.
— Et nous, une délégation des étudiants en médecine.
— Je suis un journaliste accrédité.
— Accrédité ? grognait le soldat de garde. Qu’est-ce que ça veut dire : accrédité ?
— Tu ne sais pas ? Toi ? Un factionnaire rouge ? Accrédité…, heu…, ça veut dire indispensable à la révolution…
— C’est bon, entre, camarade !
— Moi, je suis avec lui… Sa… sa secrétaire, susurrait une petite étudiante au regard de biche.
— Non, pas de secrétaire. Seulement les accrédités. Si on laisse tout le monde, les députés ne pourront
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