Le Sac et la cendre
l’orateur :
— C’est juste !… On a compris !… D’accord !…
Qu’avaient-ils compris ? Et avec quoi étaient-ils d’accord ? Sans doute ne le savaient-ils pas eux-mêmes. Nicolas songea qu’il suffisait peut-être d’une intonation heureuse, d’un mot surprenant, d’une attitude inspirée, pour retourner l’âme du peuple. Il n’avait jamais supposé l’ampleur de l’aventure dans laquelle se lançaient les révolutionnaires en libérant ces petites gens habituées à une oppression ancestrale. Comme un apprenti sorcier, il tremblait devant cette force sans nom, sans mesure, sans âge, jaillie du sol et des pierres, impatiente de se répandre en tous sens, pour le meilleur et pour le pire, et dont nul encore n’était à même d’utiliser le formidable élan.
Milioukoff était descendu de la table, et un bonhomme insignifiant, vêtu d’une redingote, le remplaça. Ses cheveux étaient coupés ras. Sa lèvre inférieure pendait en triangle. Des tics bouleversaient son visage blafard et glabre, comme celui d’un acteur. Subitement, il cria d’une voix métallique :
— Camarades, c’est votre ami qui vous parle… Votre ami de toujours… Kérensky… Votre ami… Oui…, moi, Kérensky, je me lève devant vous comme un frère, et je vous adjure de croire aux paroles de Milioukoff… L’union seule peut sauver la Douma et la révolution… Il ne faut pas que deux blocs antagonistes se dressent au sommet de la pyramide révolutionnaire… Le Comité provisoire de la Douma et le Comité exécutif du Soviet, quoi qu’on en dise, combattent pour une même victoire… La preuve en est, que, moi qui vous parle, moi, Kérensky, je fais partie, à la fois de ces deux institutions… Je suis le trait d’union, vous comprenez, l’arche d’alliance…
Il se tamponna la figure avec un mouchoir blanc et révulsa les yeux, comme s’il était sur le point de s’évanouir. Profitant de cette pause, les soldats glapirent docilement :
— Hourra !
Kérensky avança la main droite vers son public, pour réclamer le silence, et posa la main gauche sur son cœur :
— Merci, camarades. Au milieu des tâches harassantes qui chargent mes épaules, vos cris unanimes sont le seul encouragement dont j’aie besoin pour tenir jusqu’au bout…
— Ce qu’il parle bien, dit le petit soldat travaillé de furoncles. Les mots coulent, coulent… On resterait des heures à l’entendre.
Nicolas chercha du regard les mitrailleurs qui l’avaient accompagné dans la salle. Il les vit dispersés dans le public, la bouche ronde, les yeux écarquillés, tels des enfants devant les marionnettes.
Un officier bedonnant, aux épaulettes voilées de mouchoirs rouges, bondit sur la table, au côté de Kérensky, et vociféra en brandissant les deux poings comme s’il soulevait des haltères :
— Camarades, je vous demande de rejoindre vos formations et de vous grouper en ordre devant le palais de Tauride. Ensuite, les troupes traverseront la capitale, comme à la parade. Cet effort est nécessaire pour que le peuple puisse admirer son armée, et les suppôts de l’autocratie craindre le nombre et la discipline des vaillants soldats rouges. Voici mes suggestions…
Sans attendre la fin du discours, Nicolas fit signe à ses hommes et se dirigea péniblement vers la sortie. Dans les couloirs régnait un tohu-bohu de têtes et de colis. De gros pains de huit kilos, des paquets de sucre, de thé, gisaient sur des tables et par terre, pêle-mêle avec des bandes de mitrailleuses et des amas de cartouches luisantes. La neige qu’entraînaient les pieds des visiteurs maculait les parquets. L’odeur des fourrures de mouton mouillées complétait celle du tabac et des bottes enduites de goudron. Des sonneries de téléphone grelottaient derrière les murs, et les machines à écrire cliquetaient comme des crécelles. Une foule de gens affairés flottait là, ahurie, émue, ponctuée de rouge, heureuse sans trop savoir pourquoi.
Quelques soldats poussaient devant eux des caisses grinçantes, roulaient des tonneaux de harengs, traînaient des sacs de farine, dont de fins ruisseaux blancs, échappés aux coins de la toile, marquaient le sillage sur le plancher. Des étudiants les suivaient, portant sur l’épaule des piles de dossiers aux chemises multicolores :
— Où les
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