Le Sac et la cendre
glissa hors de sa chambre et vit quatre ou cinq soldats, massés à l’extrémité du couloir, devant une porte close. Le directeur de l’hôtel apparut sur le palier, joignit les mains sous son menton gras et courut à petites enjambées fléchissantes dans la direction du groupe. Volodia l’arrêta au passage :
— Que se passe-t-il ?
— C’est épouvantable ! balbutia le directeur. Le colonel Stassoff habite là… Il est en permission… Je suis sûr que c’est lui qui a tiré de sa fenêtre sur les soldats… Maintenant, il s’est barricadé… Ils vont… ils vont enfoncer la porte… le tuer… Que faire ?…
Au bout du corridor, tendu de papier violet et éclairé par un œil-de-bœuf aux croisillons doublés de neige les capotes grises s’agitaient frénétiquement. Des coups de crosse firent voler les premières planches du vantail. La porte hoquetait, secouée sur ses gonds. Les gars hurlaient :
— Ouvre, salaud ! C’est toi qui as tiré ! On le sait ! Ouvre !
— Faut le prendre vivant !
— On l’emmènera à la Douma !
— Ouvre !
Soudain, une voix énorme éclata, domina le tumulte :
Dieu protège le tsar !
Règne pour notre gloire,
Règne pour terrifier l’ennemi,
Ô notre tsar orthodoxe !
C’était le colonel qui chantait. Il chantait faux, avec violence, avec exaltation, comme un homme ivre. Puis, il se tut. Un coup de feu retentit, seul et sec.
— Fumier ! cria un soldat. Il s’est brûlé la cervelle.
La porte s’effondra enfin, et les hommes s’engouffrèrent dans la pièce. Une fumée bleuâtre flottait dans l’encadrement du chambranle. Volodia posa une main sur son cœur, comme s’il eût été sur le point de défaillir. Les muscles de ses jambes tremblaient. Une mauvaise nausée lui desserra les dents. Il voulut s’enfuir, mais il n’avait pas la force de bouger. Bientôt, les soldats reparurent, traînant par les pieds le cadavre du colonel. Il était en tenue de parade, avec toutes ses décorations épinglées sur la poitrine. Ses bras retournés glissaient sur le tapis, derrière le corps. Sa tête ovale, grise, barbue, était ficelée de sang frais. Ses yeux bien ouverts regardaient le plafond avec intelligence. Volodia rentra précipitamment dans sa chambre, se jeta sur son lit et se contraignit à gémir :
Qu’ils me laissent tous en paix, avec leurs histoires ! J’en ai assez ! assez !
Les soldats passèrent devant sa porte. Il les entendit haleter, trébucher, jurer, comme des portefaix. La voix du directeur psalmodiait :
— Aïe ! Aïe ! Quel malheur !… Et le tapis qui est entièrement taché !… Attention aux marches !…
Les bottes sonnèrent dans l’escalier. Une femme sanglotait, à l’étage supérieur. Puis, par degrés, le silence revint dans la maison, comme une eau qui monte. Volodia regarda le mur. La mouche n’avait pas bougé.
S’étant restauré avec ses hommes à la cantine de l’Institut technologique, Nicolas les laissa sur place et partit pour le palais de Tauride, avec un peloton d’une dizaine de mitrailleurs. Chaque nouveau détachement qui passait à la cause révolutionnaire envoyait ainsi des délégués auprès du Soviet, afin de signaler sa présence dans la ville et d’obtenir des instructions. À mesure qu’on approchait du bâtiment de la Douma, la foule devenait plus dense. Les soldats marchaient le long du trottoir, pour réserver une voie libre aux autos. À plusieurs reprises, Nicolas crut que son cheval allait être blessé par le garde-boue d’une limousine lancée à toute allure sur la chaussée clapotante de vase. Dans la rue Potemkine, un robuste camion, taché de crotte, progressait avec lenteur parmi les piétons. Dans la caisse de planches, le dos tourné à la cabine du chauffeur, entre deux ouvriers armés de revolvers, un prêtre se tenait assis sur un banc. Un capuchon de soie noire lui cachait le haut de la face. On ne distinguait que ses moustaches et sa barbe, soyeuses, argentées, qui tremblaient à chaque cahot. Les pans de sa pelisse bâillaient sur une large plaque sertie de pierres précieuses. Autour de lui, on hurlait :
— Hourra ! Tue-le ! Vieux chien galeux ! Retire-lui sa fourrure !
— Qui est-ce ! demanda Nicolas.
— Le métropolite de Pétrograd ! Le protégé de Raspoutine ! Le chouchou de
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