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Le Sac et la cendre

Le Sac et la cendre

Titel: Le Sac et la cendre Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Henri Troyat
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plus faire un geste. C’est déjà plein de soldats, à l’intérieur.
    — Délégation de régiments en révolte de Martychkino, Péterhof, Oranienbaum et Strélna, cria Nicolas.
    Les sentinelles s’effacèrent. « Hourra ! » hurla la foule.
    Et, profitant du mouvement, une bonne centaine de personnes se ruèrent, à la suite de Nicolas, dans le hall.
    Succédant à la lumière froide et claire de la rue, les pénombres du vestibule donnaient le vertige. Une cohue consistante absorba instantanément Nicolas et ses hommes, les poussa en tourbillon vers un escalier, puis dans une rotonde sonore. Là, des paquets de soldats stagnaient coude à coude, frappés de stupeur, devant les hauts murs roses. Quelques cosaques cassaient les glaces des vitrines tournantes, où étaient exposées les photographies des membres de la Douma impériale. D’autres touchaient de leurs doigts crasseux le marbre luisant des colonnes, renversaient la tête pour admirer, bouche bée, les lustres de bronze, les peintures du plafond, les sculptures des corniches. Dans la salle des séances, dominant le fauteuil présidentiel, trônait un énorme cadre doré, vide, hideux, d’où les manifestants avaient arraché, à coups de baïonnettes, le portrait de Nicolas II, par Répine. On voyait encore les croisillons de bois blanc qui supportaient la toile. L’aigle bicéphale de la tribune avait été décloué, lui aussi, et seule une tache claire, sur le chêne ciré, indiquait le contour des ailes aux plumes raides. Un doux soleil traversait les rideaux de soie jaune soufre que voilaient les croisées attiques. Des pièces d’étoffe crème gainaient les chaînes des lustres. Sur des gradins disposés en demi-cercle, s’étageaient les pupitres et les sièges garnis de moleskine bleu fer.
    Dans la salle Catherine, quelques troupiers, accotés aux pilastres, mâchaient des harengs, des tranches de pain, et roulaient des cigarettes dans du papier au chiffre de l’ancienne Douma. Une odeur puissante de pieds sales, de cuir mouillé et de mauvais tabac écrasait l’assistance, comme un couvercle. Sur les parquets souillés de boue jaune, glissaient des courants d’air qui pinçaient les chevilles. Tout le monde parlait à la fois, s’agitait, s’ébrouait, mais nul ne savait à quel effet se tenait cette réunion violente. De nouveau, Nicolas fut effaré par l’inqualifiable désordre qui présidait aux destinées de la révolution. Il lui semblait impossible qu’une pensée directrice pût, un jour, dominer ce troupeau d’ilotes, ivres de leur liberté nouvelle et incapables d’en concevoir les limites. Submergés par des millions de moujiks illettrés, les chefs des partis renonçaient à endiguer la marée. Quelqu’un criait, debout sur une table, au milieu de la foule. En se dressant sur la pointe des pieds, Nicolas découvrit enfin l’orateur, un homme doux et rose, grisonnant et gracieux, vêtu d’un veston noir et d’un pantalon rayé. Son pince-nez brillait par saccades. Les mots roulaient hors de sa bouche, régulièrement, comme des billes :
    — L’autorité suprême est entre les mains du Comité provisoire de la Douma. À lui seul, il faut obéir, et à aucune autre institution, car un pouvoir double est dangereux et menaçant… Camarades soldats, choisissez pour vous commander les officiers qui obéissent à la Douma…
    — Qui est-ce ? demanda Nicolas à son voisin, un soldat clignotant, au visage mangé de furoncles.
    À la poitrine du soldat pendait une médaille d’argent : « Pour Dieu, le Tsar et la Patrie », mais une faveur rouge servait de ruban à la décoration. Il cracha les écales de tournesol qui lui gonflaient la bouche et grogna :
    — Hein ? Tu dis, camarade ?
    — Qui est-ce ? répéta Nicolas en plaçant ses mains en cornet devant ses lèvres.
    — Milioukoff, un membre de la Douma.
    — Y a-t-il longtemps qu’il parle ?
    — Est-ce qu’on sait ? On entre, on sort, il est toujours sur la table.
    — Qu’a-t-il dit ?
    — Qu’il aime bien le peuple et que le peuple vaincra.
    — C’est tout ?
    — Oh ! pour le reste…
    Le soldat n’acheva pas et agita la main à hauteur de sa tempe d’un air méfiant.
    — C’est un monsieur, reprit-il. Un professeur. Un bourgeois…
    Cependant, autour de lui, d’autres soldats beuglaient, en réponse à

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