Le Sac et la cendre
crâne aux cheveux luisants.
— Eh ! Ostap ! hurla Michel.
Le corps eut un sursaut de cheval abattu. Ostap se dressa sur les coudes. La tache pâle de son visage se posa sur la terre, comme un gros navet. Il gémit :
— Va-t’en ! Ne m’attends pas ! Va-t’en !
Et il retomba sur son ombre. Michel lui tourna le dos, fit encore deux enjambées dans la glèbe spongieuse, et s’arrêta. Il ne pouvait plus fuir. Inexplicablement, la blessure d’Ostap devenait sa propre blessure. Toute sa volonté coulait hors de lui, comme dans une effusion de sang. Vide et calme, il revint sur ses pas, s’accroupit auprès de son camarade.
— Qu’as-tu ? Je t’aiderai. Viens. Viens avec moi, dit-il.
Il haletait. Il secouait cette masse de chair sans paroles.
Il se fâchait contre ce mort.
— Warte mal ! (31)
Les bottes se rapprochaient. Michel leva les yeux et vit deux soldats allemands qui accouraient vers lui, avec des figures déformées par l’effort. Le Gefreiter Wirt les suivait à faible distance, le revolver au point, le lorgnon brillant.
— Ostap ! Ostap ! dit encore Michel.
Un liquide chaud mouillait sa main. Il l’essuya contre son pantalon, se dressa, murmura, comme se parlant à lui-même :
— Oh ! je suis fatigué.
— Na ! da ha ben wir euch , ihr Schweinhunde ! (32) glapit le Gefreiter Wirt.
Michel baissa la tête. Quelqu’un lui ligotait les poignets derrière le dos. Des injures éclataient à ses oreilles. Il se laissa ramener au camp, sans protester.
Tania s’éveilla en sursaut. Il lui semblait qu’on avait sonné à la porte d’entrée. Depuis quelque temps, elle nourrissait un espoir absurde, douloureux. Elle ne pouvait s’empêcher de croire qu’une nuit, tandis qu’elle serait couchée, un carillon autoritaire ébranlerait les murs de la maison. Aussitôt, elle bondirait hors de son lit, passerait une robe de chambre, dévalerait l’escalier, ouvrirait le lourd battant de chêne clair, et, devant elle, sur un fond de façades endormies, se tiendrait Michel, maigre, souillé de barbe, et les yeux dilués de larmes. Ce rêve était si improbable qu’elle ne le confiait à personne. Mais, quoi qu’elle fît, elle demeurait soumise à son obsession.
Cette fois encore, elle se leva, descendit jusqu’au vestibule, sur la pointe des pieds, tira la porte. À la place du visiteur nocturne, elle ne vit que la rue vide, aux fenêtres éteintes, aux trottoirs bordés de talus neigeux. Le froid de l’extérieur la fit frissonner. Elle s’irritait d’avoir ajouté foi à une illusion puérile. Qu’elle devait avoir l’air sotte, debout, à demi dévêtue, devant ce fantôme !
Déçue, fâchée, elle se retenait de pleurer. « Je suis folle d’être descendue. Ce n’est pas bien. C’est même inquiétant. Sûrement, je ne suis pas dans mon état normal. » Pourtant, elle aurait juré avoir entendu le timbre de l’entrée, à travers son sommeil. Peut-être, s’agissait-il d’un coup de feu ? Elle écouta encore. La ville, énorme, massive, silencieuse, enfermait en soi des ténèbres comprimées, des repos nombreux. Cette révolution n’avait pas bouleversé Moscou comme elle avait fait de Pétrograd. À l’annonce des événements qui se déroulaient dans la capitale, les troupes moscovites avaient fraternisé d’emblée avec les ouvriers. À part quelques escarmouches, quelques pillages de magasins et quelques réquisitions de voitures, le changement de régime s’était opéré sans heurts. Cependant, Tania n’était pas tranquille. Cette première secousse lui paraissait être le prélude d’une transformation plus vaste et plus redoutable. L’accession au pouvoir des représentants du peuple était menaçante pour ceux qui possédaient un nom, un prestige, une fortune. L’abdication du tsar, si elle devait avoir lieu, comme on le prétendait, livrerait le pays à l’anarchie. Il était inconcevable, en effet, que des inconnus, étrangers au monde de la politique et des affaires, fussent à même, du jour au lendemain, de diriger une nation soulevée contre ses idoles. Déjà, Tania croyait percevoir, dans les propos et les manières de ses domestiques, un relâchement de la discipline, une morgue, une mauvaise volonté, qui présageaient la querelle ouverte. Cependant beaucoup de
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