Le Sac et la cendre
son écorce pour l’éternité. La patrouille approchait toujours, avec des tintements d’acier, des toux étouffées, des gargouillements de paroles étrangères. Combien étaient-ils : quatre, cinq ? Bientôt, ils débouchèrent dans la clairière imbibée de vapeur grise. À travers les branches entrecroisées, on devinait, en contrebas, leurs silhouettes trapues, leurs fusils luisants. Michel reconnut la voix du Gefreiter Wirt :
— Verdammte Russki ! Wo stecken nur die Schweine ! (27)
Les soldats furetaient entre les arbres, donnaient de petits coups de crosse, sans conviction, dans les fourrés. Les moindres chocs se répercutaient dans le corps de Michel. Une angoisse pétrifiante durcissait sa chair. Son cœur battait dans sa gorge. Il enfonçait ses ongles dans le bois de la branche, comme pour résister à une force invisible qui désirait le tirer de là, le jeter à terre, parmi les bottes et les rires. Une bête tapie dans son repaire, avec, autour d’elle, l’odeur et le froissement de la chasse. « Pourvu que les hommes armés n’aient pas l’idée de lever la tête ! Pourvu qu’ils s’en aillent, qu’ils m’oublient, qu’ils me pardonnent ! Comment prier pour obtenir cela ? »
— Saukerle ! (28)
Un à un, les poursuivants disparaissaient dans l’épaisseur des bois. Lorsque le dernier d’entre eux eut été absorbé par les taillis, Michel ouvrit la bouche pour respirer, et ses muscles se relâchèrent. Il regarda Ostap. Ostap souriait. Ostap était heureux. Il ressemblait à un drôle d’oiseau, accroupi sur son perchoir, les griffes jointes à hauteur du ventre, le dos rond. De sa poche, il sortit un morceau de lard et le tendit à Michel. Ils mangèrent silencieusement, voracement. Une pluie fine descendit du ciel. Michel ne doutait plus du succès de l’évasion. Dans une heure environ, la patrouille retournerait au camp. On n’entreprendrait pas de nouvelles recherches avant l’aube. Les fugitifs auraient donc toute une nuit devant eux pour gagner le large. Michel avait appris l’allemand, pendant sa captivité. Il se ferait passer pour un paysan silésien d’origine polonaise. La frontière de la Pologne était à une quinzaine de kilomètres au nord. Une fois en Pologne, les deux compagnons seraient définitivement sauvés. En effet, Michel comptait beaucoup de clients, de fournisseurs et d’obligés dans les petites villes industrielles de la région de Kalicz. On pouvait atteindre Kalicz en deux jours de marche. Éviter Festenberg, se ravitailler à Grabow, chez ce tisseur juif qui était débiteur des Comptoirs Danoff pour quelques milliers de roubles… Là, il obtiendrait aussi des vêtements convenables, des renseignements, de l’argent. Tout devenait facile. Le lard avait un goût délicieux de noisette. La pluie était douce sur la figure. Un faible vent agita les branches. Et Michel eut l’impression qu’il planait.
— Ils sont partis, dit-il à voix basse. Dans une heure ou deux, nous pourrons descendre.
— Je n’ai plus envie de descendre, dit Ostap. On est si bien en haut. Comme de vrais corbeaux qui claquent du bec.
Il gloussa de contentement, s’essuya la bouche avec sa manche et faillit perdre l’équilibre :
— Hé ! Sûrement, j’ai trop bu. Je chancelle.
— Pourquoi t’es-tu décidé à fuir ? demanda Michel. Si les Allemands disaient vrai, si le gouvernement provisoire était contre la guerre, on nous aurait tous libérés bientôt.
— Les Allemands ne disent jamais vrai, murmura Ostap. Ce sont des menteurs. Même si la guerre finissait, ils nous laisseraient dans les camps. J’ai besoin de rentrer chez moi. Le cœur me démange. Et toi ?
— Moi aussi, le cœur me démange. Je suis inquiet…
— À cause de la révolution ?
— Oui.
— Il ne faut pas.
— Tu en parles à ton aise, dit Michel. Dans ton village, tu ne crains rien. Mais, à Moscou, étant donné la situation que j’occupais avant la guerre. Dieu sait ce que sont devenus ma femme, mes enfants, mes affaires ?
— Les révolutionnaires ne sont pas tous des bandits.
— Non. Mais à la faveur de chaque révolution, il y a des bandits qui se glissent parmi les révolutionnaires. On pille, on enferme, on tue à tort et à travers. Il faut que je revienne pour défendre ma famille, mes
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