Le Sac et la cendre
gens, autour d’elle, se félicitaient de l’éveil libéral russe. Les bourgeois cossus déclaraient que la révolution était un devoir civique. Malinoff écrivait des poèmes pour célébrer la victoire du prolétariat sur les forces obscures de l’autocratie. Eugénie Smirnoff s’était commandé un chapeau orné de petites fleurs rouges. Tania regrettait de ne pouvoir participer en rien à cet enthousiasme. Plus que jamais, en ces heures d’incertitude et de violence, l’absence de Michel lui était pénible. Elle pensait constamment à lui. Elle ne se jugeait plus coupable à son égard. Il lui semblait qu’une loi de prescription avait joué pour sa faute, que tout était depuis longtemps pardonné, oublié, que Michel l’aimait comme aux premiers jours de leur mariage. Elle se plaisait à imaginer son retour, la façon dont il la regarderait avant de la serrer dans ses bras, les paroles qu’il lui dirait après l’avoir baisée sur la bouche.
Toute sa peau devenait chaude et moite. Elle avait envie d’ouvrir ses lèvres. Auprès de lui, elle n’aurait peur de personne : ni des domestiques, ni des ouvriers, ni des soldats. Il était fort, raisonnable, courageux et clair comme un héros de chevalerie. Il avait l’étoile de la chance sur la poitrine. Il éclipsait le misérable petit Volodia, avec son œil de verre et ses joues tendres. Pourquoi Michel n’essayait-il pas de s’évader et de la rejoindre ? Un besoin d’être nue et faible, de s’abandonner, de se plier, la rendait impatiente. Elle souffrait. Elle allait se déchirer comme une étoffe. Seule, seule… Elle gémit un peu. Son visage brûlait. Elle referma la porte sur le vide. Elle remonta l’escalier avec ce vide à côté d’elle. Elle se coucha avec ce vide dans son lit. Puis, elle se releva, courut vers la chambre des enfants. Derrière le battant, elle entendit le ronflement de la nounou, Marfa Antipovna. Longtemps, elle hésita à entrer pour voir Serge et Boris assoupis, la face baignée d’un songe calme. Mais elle ne se sentait pas suffisamment maternelle pour se pencher au-dessus d’eux-et les bénir d’un signe de croix. Ce n’était pas de ses fils que pouvait venir la consolation, mais de son mari. Elle retourna dans sa chambre, la bouche sèche, les yeux écarquillés. Rejetant son peignoir, allumant le lustre, elle se regarda dans la glace. Sa chemise de nuit crème, ornée de dentelles sur la gorge et aux épaules, lui parut grotesque. Pour qui ? Pour quoi ? Elle se mit nue, croisa les mains derrière la nuque pour hausser la masse douce des seins. Elle avait la chair de poule. Sa peau était blanche, grumeleuse. Elle imagina des soldats ivres qui la trouvaient ainsi, la renversaient sur le tapis, la violaient, lui donnaient des gifles. Ensuite, ils cassaient les vitres, les glaces, vidaient les tiroirs et s’en allaient, rigolards et puants, tandis qu’elle demeurait écartelée dans la lumière offensante. Un fourmillement montait de son ventre. De la sueur perlait à la racine de ses cheveux. Elle appela : « Michel ! Michel, mon chéri… » Puis, elle se tut. Des bruits de roulements feutrés, de trépidations monotones, venaient de la ville. Il semblait à Tania qu’elle était en communication avec l’univers entier. Les tranchées étaient à portée de sa main droite. Le camp de prisonniers dressait ses barbelés sur sa main gauche. Ekaterinodar, avec son père et sa mère, se figeait à ses pieds, paisible, nocturne. Pétrograd gisait entre ses seins, avec des orateurs échevelés, des troupiers saouls, des camions pavoisés de drapeaux rouges. La Russie avait pénétré dans les frontières de son corps. Elle était la Russie, remuante, souffreteuse, fiévreuse. Quelque chose se passait en elle, une maladie, une sorte de mort.
De nouveau, elle crut entendre le carillon de l’entrée. Quel spectre s’amusait ainsi à troubler son repos ? Elle s’agenouilla, récita une prière. Autour d’elle, la chambre aux boiseries bleu pâle, aux panneaux brodés de cigognes japonaises, se désintéressait visiblement de son sort. Sa solitude était incorruptible. Peu à peu, Tania se calmait. Elle se coucha enfin, éteignit la lumière. Mais longtemps elle ne put dormir, et guetta, dans l’ombre, le choc d’un pas sur le trottoir, le tintement d’une
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