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Le Sac et la cendre

Le Sac et la cendre

Titel: Le Sac et la cendre Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Henri Troyat
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amis. Les Allemands qui le cherchaient, même, étaient ses amis. Et si, un jour, il était dépouillé, trompé, égorgé, le coupable serait encore son ami.
    — Tu es un drôle de bougre, dit Michel. Tu ne hais personne. Et pourtant, tu as fait la guerre, tu as tiré contre l’ennemi.
    — Le chasseur aime bien le lièvre qu’il vient d’abattre. J’embrasse toujours, derrière les oreilles, le lièvre que j’ai tué. Ainsi, il ne peut pas m’en vouloir. C’est la loi. On tue en aimant. On aime en tuant. La terre boit le sang, et Dieu fait pousser les feuilles.
    — Peut-être as-tu raison. Les gens instruits compliquent le problème…
    — Écoute ! chuchota Ostap. Je crois que c’est un renard qui passe. Tout se cache autour de lui. Il cherche pâture.
    Ils se turent, attentifs au silence de la forêt.
    — Il ne trouve rien, le pauvre, reprit Ostap. Pas même un oisillon tombé du nid. Qui est le plus à plaindre, l’oisillon ou le renard ? L’un a peur. L’autre a faim. Tous deux veulent vivre.
    La pluie s’était arrêtée. Les ramures s’égouttaient sur la terre poreuse. Dans le ciel sombre, voguaient de grands radeaux de nuages, aux bords ébréchés. Une étoile brilla.
    — La patrouille a dû rentrer au camp, dit Michel. Il faut partir.
    Il enlaça le tronc de l’arbre. Ses mains glissantes s’égratignaient à l’écorce. Ses genoux serraient le fût rude, hérissé de souches qui déchiraient les pantalons. Lorsque ses pieds touchèrent le sol, il lui parut qu’il émergeait d’un rêve, que rien de ce qui s’était dit là-haut n’était vrai, et qu’Ostap eût tenu un autre langage s’il n’avait pas été assis sur une branche, comme un oiseau. Lourdement, Ostap se laissa choir près de lui, à quatre pattes. Puis, il se releva, épousseta ses genoux, se signa, et dit :
    — Conduis-nous, ma petite graine !
    Ils se mirent en marche dans la direction de la route. La forêt les prit, les enveloppa, nombreuse et sombre. Souvent, ils s’arrêtaient, prêtaient l’oreille à quelque bruit insolite. Mais le doute n’était plus possible. Ils étaient seuls parmi les arbres. Toute la terre était à eux. Lorsqu’ils débouchèrent sur le chemin, la lune sortit des nuages, et une barbe d’argent couronna les sillons noirs. Devant eux, la voie, large et plate, s’étirait d’une seule coulée vers l’horizon.
    — C’est gai, une route ! dit Ostap. Cela parle d’indépendance, de visages nouveaux. Cela vous tire par le ventre, comme une corde.
    Ils avançaient, côte à côte, joyeux et libres, le cœur en paix. Leurs pas légers s’entendaient à peine. Il semblait à Michel que, depuis des siècles, il ne lui avait pas été donné de cheminer ainsi, sur une route ouverte, de laisser pendre les bras, de respirer la nuit. Après des mois de travaux forcés, de surveillance tracassière, de repos en commun, il ne pouvait s’habituer à l’idée qu’il dépendait de lui d’aller à droite ou à gauche, de ramasser une pierre ou de s’asseoir sur un talus. Des larmes d’allégresse lui montaient aux yeux. Il prit la main d’Ostap et la serra fortement. Ostap se mit à rire :
    — C’est bon, hein ? Ça vous soûle comme de l’eau-de-vie !
    La lune entra dans les nuages. Une nuit épaisse avala le pays. Subitement, Ostap s’immobilisa et décocha un coup de coude à Michel.
    — Il y a quelqu’un devant nous, chuchota-t-il.
    — Où ?
    — Près du poteau télégraphique. Une ombre.
    — C’est peut-être un paysan ?
    — Coupons à travers champs.
    Sortie du néant, une voix gutturale cria :
    —  Halt  !  Wer   da  ? (29)
    Quelque chose de dur raya le cœur de Michel, comme un trait d’ongle. Ses genoux faiblirent, le quittèrent. L’air s’échappa de ses poumons.
    —  Hierher ,  sofort  ! (30)  reprit la voix menaçante.
    Et on entendit claquer la culasse d’un fusil.
    La lune usait les nuages. Une buée mercurielle nimba le contour des choses. Michel et Ostap franchirent le fossé et s’élancèrent, au pas de course, à travers champs. Une détonation brisa la vitre du silence. Puis, une autre. Michel courait toujours. Tout à coup, il s’aperçut qu’il était seul. Ostap était couché, à dix foulées derrière lui, la face dans un sillon, les bras tordus. On voyait bien son large

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