Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen
Le Sac et la cendre

Le Sac et la cendre

Titel: Le Sac et la cendre Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Henri Troyat
Vom Netzwerk:
comptoirs…
    — Plus l’homme s’élève, et plus il est visible, dit Ostap avec un soupir. Plus le caillou brille, et plus on le remarque de loin.
    — Que penses-tu de la révolution, Ostap ?
    — Comment répondre ? Je ne l’ai pas vue. Je crois qu’elle doit être belle et laide à la fois, comme tout ce que font les mortels. Belle de la tête et laide des mains. Une figure d’ange, des yeux d’ange, des lèvres d’ange, mais des mains noires d’assassin. La tête ne sait pas ce que font les mains. La tête médite haut et juste, les mains travaillent bas et brutalement. C’est le malheur de l’homme. Mais on ne peut pas se passer des mains, comme on ne peut pas se passer de la tête.
    — Dès qu’on leur offre la liberté, les hommes en abusent, dit Michel. Dès qu’ils voient un peu de sang, ils en demandent à pleins seaux. Je suis sûr qu’il n’y a rien de plus terrible au monde que les hommes. Il est difficile de les éclairer jusqu’au fond. Toujours, il reste un petit coin d’ombre où le rayon de la conscience ne pénètre pas. Par exemple, je suis assis à côté de toi, sur cette branche ; tu es mon ami, mais j’ignore ce que tu penses, quelle est ta vie, si tu éprouves vraiment de la sympathie pour moi. Dans d’autres circonstances, tu serais peut-être entré dans ma maison pour la piller, pour insulter ma femme, pour m’arrêter, pour me tuer…
    — C’est possible, dit Ostap en se grattant la nuque. Tout est possible. On peut tirer de l’homme de mauvaises odeurs et de belles paroles. La même main donne l’aumône et le coup de couteau.
    — Aux jours de révolte, tout ce qui est trouble en l’homme remonte à la surface.
    — Oui, mais cela ne dure pas. Une fois qu’il a commis le crime, il se calme. C’est comme si on lui avait extrait une épine de la peau. Il souffrait. Ça le gênait. Et voilà, il l’a fait. Ouf ! Maintenant, il regrette et il est heureux, il se traite de monstre et il sourit. Il sait que c’était nécessaire. L’homme n’est pas méchant. Il a des accès de méchanceté. Ça le prend, et ça le lâche. Maintenant, ça l’a pris. Demain, ça le lâchera. Et tous, de nouveau, nous nous aimerons comme des oiseaux du Bon Dieu. Et la vie coulera, et les arbres fleuriront, malgré tous les innocents qui sont morts, au front et à l’arrière, dans les champs et dans les villes. Quand tu as le cœur inquiet, il faut penser aux arbres qui fleurissent, quoi qu’il arrive. On nous aurait tués dans cette forêt, ça n’aurait pas empêché les feuilles de revenir au printemps ! Si Dieu trouvait que les hommes avaient tort, il empêcherait les feuilles de revenir.
    La pluie redoubla de violence. Des ruisselets glacés coulaient sur le visage et dans le dos de Michel. Un oiseau vola lourdement d’une branche à l’autre. Toute la forêt murmurait, gorgée d’eau, caressée de brises nocturnes. Au-dessous de Michel, un grand mystère se composait, avec les battements d’ailes, les craquements de brindilles, les froissements de fourrures et de plumages, la palpitation des mousses avides, et la mort de feuilles jaunes, poignardées par l’averse. Une vie obscure, essentielle, unissait l’écorce humide des arbres, le ventre tiède des animaux et la terre traversée de galeries secrètes. Les hommes n’avaient plus d’importance. Ils étaient la partie infime d’un grand tout. Dieu était bon.
    — Maintenant, nous pourrions descendre, dit Michel.
    — Attendons encore, dit Ostap.
    — Pourquoi ?
    — Parce que l’heure est douce. Il faut la laisser couler en toi comme dans un verre.
    Dans l’ombre, Michel distinguait confusément la face d’Ostap, courte et lourde, ridée de petits plis concentriques. Tout en lui était rond et solide, jovial et sain. Jamais Ostap n’avait parlé à Michel de sa femme, de ses parents. On eût dit qu’il n’avait pas de logis, pas d’affections et pas d’obligations précises en ce monde. Il vivait selon le rythme des saisons, d’une manière sage et lente, pratique et optimiste. Il s’accommodait de n’importe qui, de n’importe quoi, ne désirait pas grand-chose. Rien ne lui appartenait en propre, si ce n’était l’univers entier. Il n’avait pas d’amis particuliers ; mais tous les hommes et toutes les bêtes, et toutes les plantes, étaient ses

Weitere Kostenlose Bücher