Le Sac et la cendre
médicaments, la peinture fraîche. Un écœurement le saisit et il porta un mouchoir à ses lèvres.
— Tiens, dit Stopper, voilà Tania Danoff ! C’est son jour. Elle vient tous les vendredis pour nous distribuer des friandises. Les friandises, on s’en fout, mais elle est si agréable à regarder !
— Oui, dit Volodia, elle est jolie.
Il lui sembla que Ruben Sopianoff l’examinait avec une curiosité abusive. Croisant les jambes et se renversant sur le dossier de sa chaise, il demanda :
— Bien entendu, tu savais qu’elle viendrait aujourd’hui ?
— Oui.
— C’est pour cela que tu m’as persuadé de t’accompagner à l’hôpital ?
— J’ai cru bien faire…
— Qui te l’a conseillé ?
— Mais… personne…
— Kisiakoff ?
— J’étais avec lui. Il t’a téléphoné : tu n’as pas répondu. Alors, il m’a dit…
— Je ne veux pas savoir ce qu’il t’a dit.
Ruben Sopianoff baissa la tête :
— Tu es fâché ?
— Mais non, mon cher. Cela m’est indifférent, dit Volodia. Seulement, j’aime qu’on me prévienne…
— Je ne comprends rien à vos histoires, dit Stopper.
Volodia se mit à rire, et son rire, aussitôt, lui parut insolent et raté :
— On ne te demande pas de comprendre. Laissons la guerre aux guerriers et la diplomatie aux diplomates.
Tania passait d’un lit à l’autre, et, à chaque blessé, elle offrait un petit paquet ficelé d’une faveur tricolore. À mesure qu’elle s’approchait de lui, Volodia sentait croître son impatience. Une soif subite lui tirait la bouche. Son cœur battait à coups rudes contre ses côtes. Brusquement, elle fut devant lui, droite et mince dans son paletot gris perle garni d’astrakan. Sous le chapeau aux lourdes plumes frisées, son visage rayonnait d’une lumière laiteuse. Ses yeux, d’un bleu lisse et fin comme la soie, exprimaient une tranquillité absolue. Autour des paupières, la peau était fragile, un peu plus sombre et plissée. Les lèvres courtes souriaient légèrement. Volodia respira le parfum vanillé de ces vêtements, de ce corps, et toute pensée sortit de sa tête.
— Bonjour, dit Tania en lui tendant la main. Vous avez fait bon voyage ?
— Excellent, je vous remercie, murmura-t-il d’une voix détimbrée.
Mais, déjà, Tania ne le regardait plus et s’asseyait au chevet de Stopper.
— Cette fois-ci, ce sont des chocolats, dit-elle en déposant un paquet sur la couverture. Aimez-vous les chocolats ?
— Vous le gâtez trop, Tatiana Constantinovna ! s’exclama Ruben Sopianoff. Il va finir par ne plus vouloir quitter l’hôpital.
Incapable de comprendre ce qu’on disait près de lui, Volodia luttait de toutes ses forces contre la honte. Il eût souhaité que Tania fût aussi bouleversée que lui par cette rencontre fortuite. Mais elle l’excluait de son cercle. Elle ignorait sa présence. Ses attitudes et ses intonations étaient si naturelles, qu’il était impossible de déceler en elle la moindre trace de désarroi. Pourtant, il ne l’aimait plus. Il avait déchiré sa photographie. Ne pas oublier cela. Elle ne se doutait sûrement pas qu’il avait déchiré sa photographie. Elle se figurait qu’il la désirait encore. Un sursaut de haine l’anima contre cette jeune femme trop sûre de son charme. Il voulut crier des injures, fuir cette chambre d’éclopés et cet ange indigne, entouré de parfum. Mais ses jambes le soutenaient à peine.
— Avez-vous de bonnes nouvelles de votre mari ? demanda Stopper.
— Oui. Tout va bien. Je suis contente qu’il serve dans l’escadron de mon frère, dit Tania.
Elle avait rougi imperceptiblement et s’éventait avec un mouchoir :
— Il fait une chaleur, chez vous !
Puis, elle se leva. Volodia contemplait avidement un coin de peau mate entre les boucles des cheveux et le col du manteau. Toute son énergie se concentrait sur cette petite surface pâle et unie. En même temps, une sensation de douceur lui venait aux lèvres. Il se rappelait la chaleur de cette chair, son odeur, les baisers dont il l’écrasait autrefois. Il dénudait tout le corps en rêve. Il reprenait possession de son bien.
— Au revoir, dit Tania. À vendredi prochain. Aimez-vous les oranges ?
— Venez avec ou sans oranges, dit Stopper.
Ruben Sopianoff rit stupidement. Volodia frémit, comme tiré
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