Le Sac et la cendre
d’une hébétude agréable. Tania lui souriait d’un air vague et mondain, les yeux glacés, les lèvres closes. Il lui baisa la main et la regarda s’éloigner, grise et légère, entre les talus réguliers des lits blancs. Mais, lorsque la porte se fut refermée sur elle, il sembla à Volodia que quelque chose venait d’être tranché net dans son cœur. Il balbutia :
— Tu m’excuses. Ruben. Deux mots à lui dire et je reviens.
Et il traversa la chambre en courant. Au bout du couloir, il aperçut enfin la silhouette espérée :
— Tania ! Tania !
Elle se retourna, le toisa de la tête aux pieds, et son visage devint hostile.
— Que me voulez-vous ? demanda-t-elle.
Il reprit son souffle et chuchota :
— Je… je ne peux pas vous laisser partir ainsi… Il faut que je vous explique…
— Quoi ?
— Ma conduite. Lorsque j’ai quitté Moscou…
Elle fronça les sourcils, et les coins de sa bouche s’abaissèrent dans une moue méprisante :
— Je vous en prie ! J’ai mon opinion…
— Mais elle est fausse !
— Je ne le crois pas. D’ailleurs, quoi que vous disiez, vous ne changerez rien. Je ne veux plus vous revoir. Adieu !
Il la retint par le bras :
— Non, ne partez pas. Laissez-moi espérer…
— Je n’ai ni le droit ni l’envie de vous laisser espérer quoi que ce soit.
Une boule amère se formait dans la gorge de Volodia. Il comprit qu’il allait pleurer. Devant son regard, la figure de Tania oscillait, tel un reflet dans un ruisseau.
— Écoutez, dit-il, je ne peux pas me résoudre à cette séparation. Vous vous êtes peut-être détachée de moi. Mais moi, je ne vis que dans votre souvenir…
À ce moment, il se rappela la photographie déchirée, et un sentiment de duplicité le traversa comme un battement d’ailes. Mais ce passage fut si rapide qu’il n’altéra en rien la qualité de son émotion. Tout à coup, il s’écria :
— Tania ! Ce n’est pas possible ! Tu n’as pas pu oublier si vite !
À ces mots, il remarqua que les yeux de Tania changeaient de nuance. En penchant un peu la tête, il reçut son souffle au visage. Il fit une longue aspiration et baissa les paupières. Bien qu’elle n’eût pas répliqué à son cri, il savait avec certitude qu’elle était troublée. Cette conviction le remplissait d’orgueil et de tendresse.
Deux infirmières glissèrent à côté d’eux et saluèrent Tania d’un sourire.
— On n’est pas tranquille ici, dit Volodia. Je veux vous revoir.
— Cela me parait difficile.
— La Sauterelle donne une représentation de gala au bénéfice de la Croix-Rouge. Vous y serez, sans doute ?
— Après-demain ? Oui, j’y serai.
— Merci, dit Volodia.
Elle haussa les épaules et posa la main sur la rampe de l’escalier. Volodia la regarda descendre les marches, dans l’espoir qu’elle se retournerait encore. Mais elle n’en fit rien. Décontenancé, il lissa ses cheveux du plat de la main, tira ses manchettes, consulta sa montre.
Lorsqu’il revint dans la salle, Ruben Sopianoff et Stopper mangeaient des chocolats.
— Alors, demanda Sopianoff, c’est arrangé ?
— Quoi ? dit Volodia sur un ton rogue.
— Vous êtes réconciliés ?
Volodia ne répondit pas et se fourra un chocolat dans la bouche.
Pendant toute la première partie du spectacle, Tania, assise aux côtés de son amie Eugénie Smirnoff, tenta vainement de s’intéresser aux allées et venues des acteurs sur la scène. Devant elle, au fond de la salle, dans un rectangle de lumière violente, les décors et les costumes alternaient comme les images d’un cauchemar. L’intérieur enfumé d’une isba cédait la place aux colonnes d’un temple grec, des montagnes de sucre pointu se substituaient au cabinet blanc et net d’un dentiste, une diligence bossue, en carton peint, s’ornait de têtes vivantes aux portières. Des gens s’agitaient, parlaient, chantaient. Lioubov, muée en Cléopâtre, avec le ventre nu et un serpent de caoutchouc vert autour du cou, envoyait des baisers au parterre. Prychkine, déguisé en Pierrot, jouait de la mandoline au sommet d’une cheminée, et, le long des gouttières, miaulaient des silhouettes de chats aux prunelles phosphorescentes.
Autour de Tania, bourdonnait un public élégant et obscur. Les épaules nues et les plastrons blancs, les
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