Le Sac et la cendre
cela, maman ? demanda Tania. Vous ne connaissez pas cet homme et vous n’avez rien à lui reprocher.
— Il est ici et mon fils est là-bas. Cela suffit.
— Mais Michel l’a voulu ainsi.
— En es-tu sûre ? grommela Marie Ossipovna en plissant les yeux. Moi, je n’ai plus confiance.
— En qui ?
— En personne.
— De toute façon, il est inutile d’agacer Michel en lui rapportant des soupçons que rien ne justifie. Il doit avoir assez de soucis personnels…
— Quels soucis personnels ? dit Marie Ossipovna avec précipitation.
— Eh bien, mais… les soucis de tout soldat, répliqua Tania en rougissant. Le froid, l’ennui, le danger…
Marie Ossipovna se leva du fauteuil et prit appui, lourdement, sur sa canne à pommeau d’or. Sa vieille figure, longue et fripée, couleur café au lait, fut agitée d’un tremblement à peine perceptible. Elle murmura :
— Es-tu sûre au moins qu’il ait un bon cheval ?
— Il le dit.
— C’est important. Quand l’homme a un bon cheval, il supporte même une mauvaise femme.
— Qu’est-ce que cela signifie ? s’écria Tania.
— C’est un proverbe de chez nous, dit Marie Ossipovna en souriant. Tu ne peux pas te fâcher contre un proverbe. N’écris donc rien au sujet du fondé de pouvoir, puisque tu t’intéresses à ce personnage…
— Mais je ne m’intéresse pas à ce personnage ! Je vous explique simplement…
— Que tu es nerveuse ! Je continue : Ici , tout va bien . Je suis encore solide et surveille la maison quand ta femme a le dos tourné … Elle a souvent le dos tourné …
— Cela non plus, je ne l’écrirai pas, dit Tania avec fermeté.
— Il faut tout de même que mon fils sache…
— Quoi ?
— Que tu sors souvent !
— Pour aller à l’hôpital, pour rendre visite à des amies…
— Tu risques de rapporter de mauvaises maladies de l’hôpital et de mauvais conseils de tes amies. Quand une femme a des enfants, elle ne va ni à l’hôpital ni chez des amies.
— Vous m’excuserez de ne pas partager votre opinion.
Marie Ossipovna mit son poing devant sa bouche pour étouffer un rire sournois. Ses épaules tressaillaient. Elle finit par dire :
— Eh bien, ne lui parlons pas du dos tourné. Mais, vraiment, je ne vois plus quoi lui raconter, à ce pauvre garçon. Conseille-moi, toi qui sais si bien ce qui lui fait plaisir.
Tania lança un regard irrité à sa belle-mère, réfléchit un instant et récita, d’une seule haleine :
— J ’ aide Tania à tenir la maison et à élever tes enfants c omme tu le souhaites .
— Admirable ! dit Marie Ossipovna. Je n’aurais jamais trouvé cela.
— La demeure , sans toi , poursuivit Tania en écrivant, me paraît bien vide. Si la voix de mes chers petits ne l ’ animait pas un peu , je dépérirais d ’ ennui . Surtout , n ’ hésite pas à me dire ce qui te manque … Notre seule raison d ’ être , ici , est de penser à toi …
— Pourquoi dis-tu : Notre seule raison d ’ être ? C’est moi qui signerai cette lettre. Il faut donc écrire : Ma seule raison d ’ être ici est de penser à toi .
— Si vous voulez, soupira Tania. Mon seul espoir est de te voir revenir bientôt .
— Cette fois-ci, tu ne mets pas : Notre ? dit Marie Ossipovna.
— Ne me l’aviez-vous pas demandé ?
— Si. Tu es obéissante. Je te remercie.
— Ne parle-t-on pas encore de permissions dans ton secteur ? Nicolas , dont la blessure est sans gravité , a été hospitalisé à Smolensk . Il a promis de venir à Moscou pour s a convalescence . Il s ’ installera chez nous . Tu devrais … tu devrais …
— Eh ! te voilà arrêtée, dit Marie Ossipovna. Je vais t’aider. Il faut lui donner les dernières nouvelles de Moscou. Ça l’amusera. Écris : Il y a un mois environ , Volodia Bourine a tenté de se suicider …
Tania déposa sa plume et la lumière quitta ses yeux.
— À quoi bon lui parler de cela ? dit-elle d’une voix mate.
— Pour le distraire, dit Marie Ossipovna. Je reprends : Volodia Bourine a tenté de se suicider . Il s ’ est tiré une balle dans la tempe . Pendant plusieurs semaines , on a cru qu ’ il allait mourir . Mais , malheureusement , il est toujours en vie . Le docteur affirme qu ’ il restera borgne . C ’ est
Weitere Kostenlose Bücher