Le Sac et la cendre
frère…
Dans l’oreille de Nicolas, une abeille noire bourdonnait vite, vite. Il ne comprenait pas bien ce que disait Nina. Il répondait au hasard :
— Mais non, ce n’est pas grave… La hanche, oui… Deux mois de convalescence… Tu ne peux pas venir me voir ?… Trop de travail ?… Tu essaieras ?… Oh ! oui, Nina, je t’en prie…
Il reprit sa respiration, car il défaillait de joie.
— Ton mari va bien ? dit-il enfin.
— Oui, répondit la voix lointaine et diminuée. J’ai de bonnes nouvelles de lui. Il est à un poste de secours, en première ligne. As-tu vu Akim et Michel ?
— Non.
— Ils se trouvaient dans le même secteur que toi.
— C’est grand, un secteur, dit Nicolas. Et les parents ?
— Ils sont en parfaite santé. La vie n’a guère changé à Ekaterinodar.
— Tant mieux.
— Oui, tant mieux. Écoute, Nicolas… Je voulais te dire…
Un grésillement dérangea la ligne. Nicolas gémit.
— Ne coupez pas ! Je n’entends plus !
À travers des vagues sombres et crépitantes, une voix noyée chuchota :
— Te dire… je pense à toi… heureuse de te savoir en vie… fière… fière…
— Ne coupez pas ! glapit Nicolas. Nina, Ninotchka !
Il lui semblait qu’on était en train de torturer Nina, de la tuer. Une sueur glacée inonda son visage :
— Nina…
Un grondement de flux et de reflux butait contre son tympan. Nina s’était diluée dans l’espace. Il attendit un moment encore ; ensuite, il déposa l’écouteur et se recoucha, souriant et grave.
— Eh bien, dit l’infirmière. Vous avez pu parler à votre sœur ! C’est une chance !
— Oui, c’est une chance, dit-il. Les autres n’ont pas cette chance. Il ne faut pas l’oublier.
Ses dents claquaient. Un frisson de fièvre le secoua. Derrière les fenêtres du bureau, des coups de marteau retentirent. Sans doute clouait-on un cercueil. Puis, s’éleva une mélopée funèbre à deux voix. Le ténor chantait faux. Nicolas avait envie de rire. Il prit la main de l’infirmière et la serra un peu.
— Comme il chante faux, cet homme, dit-il gaiement.
— Il fait ce qu’il peut, dit l’infirmière.
Nicolas lui cligna de l’œil d’un air complice et croisa les doigts sur son ventre. Quand les brancardiers vinrent le chercher pour le ramener dans la salle commune, il s’était déjà endormi.
Nina sortit du bureau de l’hôpital comme d’une chapelle consacrée. Cette conversation téléphonique lui semblait un encouragement divin. Au moment précis où le doute envahissait son âme, où son énergie l’abandonnait devant la recrudescence des misères humaines, Dieu lui envoyait un message de réconfort. Par des routes embrouillées, nouant et dénouant des fils invisibles, jouant avec les heures et les lieux, il dirigeait ce blessé fraternel vers une région où la voix de Nina pouvait l’atteindre et le consoler. Nicolas était en vie. Nicolas guérirait bientôt.
Tout en marchant dans le couloir de l’hôpital, Nina pressait ses deux mains contre son cœur, comme pour en réprimer les pulsations brutales. Elle avait presque honte de sa propre allégresse, dans cet asile de désolation. Cette fête intime, dont la violence l’étourdissait un peu, lui paraissait à la fois injuste et adorable. Heureuse au-delà de son espérance, elle eût aimé que tout le monde profitât de son exceptionnelle félicité. Sa gratitude envers Dieu se doublait d’un désir accru de sacrifice. Mais que pouvait-elle donner en échange de cette scandaleuse distinction ? Comment rembourser dignement le prix d’une telle faveur ? Elle entra dans la salle des blessés et aspira cet air chaud et fétide avec une crispation de reconnaissance. Ils étaient là, tous, geignants et perclus, laids et faibles, avec leurs pansements déformés et leurs douleurs mortelles. Leurs regards interrogeaient son visage. Elle ne voulut pas leur laisser lire dans ses yeux le moindre indice de contentement égoïste. Dominant son triomphe, elle demanda d’une manière habituelle :
— Personne n’a besoin de rien ?
— Je voudrais un peu de thé, sœur Nina.
— Pourriez-vous me tourner sur le côté gauche, sœur Nina ?
— Sœur Nina, ça saigne de nouveau. Tout le drap est taché.
Elle savait gré à ces hommes d’avoir besoin d’elle pour les besognes
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