Le Sac et la cendre
les plus petites et les plus sales. D’un lit à l’autre, elle palpait des corps endoloris, tendait des gobelets à des lèvres exsangues, distribuait des sourires, des plaisanteries et des remontrances. Et, constamment, dans sa tête, une voix douce répétait : « Ce n’est pas assez, Nina. Ce n’est pas assez. » Comme elle s’approchait du lit de Makar, l’homme leva vers elle un regard méfiant : On doit m’opérer tout à l’heure.
— Je sais, dit Nina. J’assisterai à l’opération.
— Oh ! je n’ai pas peur, grommela Makar, avec un rictus de défi. J’en ai vu d’autres…
Et il baissa les paupières, attentif au progrès d’un mal intérieur. Au bout d’un moment, les ordonnances vinrent le chercher pour le porter dans la salle d’opération. Tandis qu’on la déposait sur la civière, avec des gestes lents et précautionneux, il serrait les dents, gonflait les joues, comme prêt à éclater de douleur. Des gouttes de sueur perlaient à la racine de ses cheveux ras.
Dans la salle d’opération, le docteur Siféroff s’avança vers Nina et lui demanda à voix basse :
— Avez-vous pu parler à votre frère ?
— Oui, répondit-elle avec une hâte coupable.
— Parfait… parfait… Je suis content pour vous…
Il souriait d’une façon évasive et gentille, et continuait d’enfiler ses gants. Derrière lui, Makar était couché sur la table et respirait le masque de chloroforme que lui présentait sœur Anne :
— Aspirez mieux que ça… Profondément…
Lorsque l’homme se fut endormi, Siféroff se pencha sur lui et découvrit les plaies de la hanche. Des éclats d’obus avaient labouré la chair. On voyait l’os cassé, au fond d’une espèce de bouillie grasse et verdâtre, faite de débris de muscles et de fausses membranes arrachées. Une grosse poche purulente s’était formée dans une anfractuosité de la blessure. Le visage de Siféroff prit une expression studieuse et triste. Il demanda :
— Avons-nous reçu les drains ?
— Toujours pas, dit sœur Anne. Mais la gare nous annonce un colis de matériel pour demain ou après demain. Ils seront peut-être dedans…
— Ce sera trop tard, dit Siféroff. La blessure est gravement infectée. Si nous ne drainons pas la plaie dès maintenant, il faudra renoncer à tout espoir. Et comment voulez-vous que je fasse un drainage si je n’ai pas de drains ?
Il eut un geste d’impatience :
— Toujours la même chose ! On nous envoie des blessés et pas de matériel. On nous demande des miracles…
Ses joues tremblaient de colère. Il s’écria soudain :
— Qu’avez-vous à me regarder ? Puisque je vous dis que je ne peux rien pour lui !
Nina considérait ce grand garçon jeune et nu, étendu sur la table. La tête et les mains, fortement hâlées, ne semblaient pas appartenir au même individu que le reste du corps très blanc. Un souffle régulier soulevait la poitrine où frisaient des poils roux. Au-dessus de l’homme assoupi se prononçait l’arrêt de mort. Et il n’en savait rien. Il continuait de dormir dans une confiance totale. Nicolas aurait pu être à sa place. Et un médecin l’aurait de même condamné, faute de drains ou de désinfectant. La certitude de sa propre impuissance épouvantait Nina. Après l’immense espoir que Dieu lui avait donné, elle retombait dans un dénuement extrême. Son regard rencontra le regard de Siféroff. Elle devina qu’il était accablé, comme elle, par cette nouvelle défaite de l’amour. Elle se sentit tout près de lui, mêlée à sa vie, à son âme. Elle fut lui. Un clignement nerveux agitait les paupières de Siféroff. Il respira l’air profondément.
— C’est bête, bête, murmura-t-il.
Il était inadmissible que Dieu les abandonnât. Violemment, Nina appelait en elle un secours, une lumière, une chance de salut. Elle exigeait l’impossible. Aux murs de la salle, les déesses roses et blondes, craquelées et poussiéreuses, contemplaient la scène avec l’indifférence de l’éternité.
— N’existe-t-il vraiment aucun autre moyen d’assainir la plaie ? demanda Nina.
Siféroff lui décocha un regard vif.
— Si… Il existe un moyen, dit-il enfin d’une voix étrange, un peu sourde, mal assurée.
Et brusquement, il releva le front. Une exaltation bouleversait son visage. On voyait
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