Le Sac et la cendre
jouer sous sa peau les os de ses mâchoires contractées. Il ordonna :
— Un verre d’eau. Vite. Versez-y n’importe quel désinfectant.
— Qu’allez-vous faire ? demanda Nina.
Sans répondre, il se rinça la bouche, cracha dans un seau, et, se penchant sur le corps, appliqua ses lèvres à l’endroit de la connexion purulente. Sœur Anne poussa un cri de terreur :
— Mais… Il est fou…
De la main, Siféroff lui fit signe de se taire.
Nina recula vers le fond de la pièce. Un surnaturel silence s’était fait dans son cœur. Elle regardait obstinément, stupidement, cet homme qui risquait sa vie pour sauver une autre vie. C’était elle qui, sans le savoir, lui avait dicté cette décision insensée. Avec ivresse, elle éprouvait sur sa langue ce goût de pourriture et de sang, cette menace de mort. L’esprit du sacrifice était entré dans la maison. « Il a compris. Il a risqué. Tant qu’on ne risque pas tout, on n’a rien risqué. Tant qu’on ne donne pas tout, on n’a rien donné. Comme c’est bien. Comme la vie est belle. Comme Nicolas mérite son repos ! » Des larmes coulaient sur ses joues.
Siféroff continuait de travailler, et ne redressait la tête que pour cracher dans le seau et se laver la bouche. À présent, il semblait à Nina qu’elle se tenait au haut d’une montagne abrupte. Un air rajeuni s’engouffrait dans ses poumons, vivifiait ses tissus, la gonflait tout entière comme une voile. Elle palpitait. Elle était heureuse. Elle fit le signe de la croix.
Lorsque Siféroff s’écarta du corps, sa figure et sa nuque s’étaient colorées de sang rose. Un enthousiasme fébrile brillait dans ses yeux bleus.
— Cela suffira pour le moment, dit-il. S’il meurt, ce ne sera pas par notre faute. Êtes-vous satisfaite, sœur Nina ?
— Que Dieu vous protège ! répondit Nina en joignant les mains.
Il y eut entre eux un long silence, un instant de paix majestueuse. Puis, Siféroff reprit calmement :
— À présent, nous allons opérer notre homme…
Les jambes de Nina la soutenaient à peine. Elle avait envie de crier à Siféroff son admiration, sa tendresse. Mais elle ne savait que sourire et ravaler ses larmes. Il dit encore :
— Eh bien, eh bien, sœur Nina ! Qu’avez-vous ? Vous êtes toute pâle ! Préférez-vous que quelqu’un vous remplace auprès de moi ?
— Oh ! non, dit-elle avec une violence jalouse.
Les drains indispensables furent livrés le surlendemain de l’opération. Moins d’une semaine après l’intervention de Siféroff, Makar entrait en convalescence. Chaque nuit, Nina priait pour que le docteur échappât à la contagion. Lorsque tout danger fut écarté pour lui, elle se rendit à l’église de Nasielsk et brûla un cierge devant l’image de la Mère de Dieu.
À dater de ce jour, une émotion très douce accompagna ses moindres travaux. Le monde s’était éclairé devant elle. Et Siféroff, de son côté, paraissait plus heureux et plus actif qu’autrefois.
VII
— Je vous écoute, dit Tania en trempant sa plume dans l’encrier.
Marie Ossipovna fronça les sourcils, passa sa langue sur ses lèvres et prononça solennellement :
« Mon cher fils… »
Ne sachant pas écrire, elle devait dicter à sa belle-fille les lettres qu’elle destinait à Michel. La cérémonie recommençait exactement tous les lundis, à quatre heures précises, dans le boudoir de Tania. Bien que Marie Ossipovna ignorât les raisons véritables qui avaient déterminé son fils à partir pour l’armée, elle devinait qu’on la tenait à l’écart d’un secret probablement scandaleux, et ce manque de confiance aigrissait son humeur. De semaine en semaine, par des questions elliptiques, par des allusions insidieuses, elle tentait de provoquer un aveu de Tania. Tania redoutait ces tête-à-tête prolongés, où, sous prétexte de correspondance, la vieille femme s’ingéniait à confesser sa bru. Elle répéta :
« Mon cher fils.
— Mets : Mon très cher fils , dit Marie Ossipovna. Il faut qu’il se sente aimé par sa mère. Sinon, il pourrait se croire abandonné de tous. Mon très cher fils , je suis h eur euse de te savoir en bonne santé et content … Les c omptoirs Danoff souffrent de ton départ … Le fondé de pouvoir est une canaille …
— Pourquoi dites-vous
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