Le Sac et la cendre
déjà une bonne chose .
Elle frappa le parquet avec sa canne, et Tania sursauta comme délogée d’un rêve.
— Tu n’écris pas ? demanda Marie Ossipovna en s’approchant d’elle.
— Non.
— Pourquoi ?
— Parce que c’est inutile.
— Et moi, je veux que tu écrives, gronda la vieille femme avec une expression de jouissance haineuse. Si tu refuses, je m’adresserai à ma demoiselle de compagnie, ou au valet de chambre, ou au chauffeur. Tu préfères cela ?
Tania ne répondit pas. Ses doigts faibles jouaient avec le porte-plume. Elle s’appuya au dossier de la chaise.
— Tu préfères cela ? répéta Marie Ossipovna.
— Écoutez, maman, dit Tania en tâchant de paraître calme, je ne demande pas mieux que de raconter à Michel le suicide manqué de Volodia. Mais j’estime que cette nouvelle…
— S’il ne l’apprend pas par nous, il l’apprendra par quelqu’un d’autre. Et il nous en voudra de l’avoir laissé dans l’ignorance. Écris. Je l’ordonne.
— Soit. Mais ne comptez pas sur moi pour me servir des termes que vous avez employés.
— Ils te gênent ?
Tania regarda Marie Ossipovna droit dans les yeux, avec force. De toute évidence, la vieille femme ne savait rien, mais essayait encore de ruser, de provoquer des exclamations imprudentes, de rassembler les preuves dont elle avait besoin. Cette pensée apaisa les craintes de Tania.
— Vous n’avez aucune raison de détester Volodia, dit-elle. Vous n’avez pas le droit de déplorer qu’il soit encore en vie.
— Pourquoi ne vient-il plus te voir ?
— Cela ne vous concerne pas et ne me concerne pas davantage. Votre fils, pour des motifs que j’ignore, m’a priée de ne plus recevoir son ami. Je lui obéis. Je ne cherche pas à comprendre.
— Ils se sont donc querellés ?
— Probablement.
— Et tu n’es pour rien dans cette querelle ?
— Non, dit Tania, sur un ton assuré qui la surprit elle-même.
Mais elle était oppressée. Il lui semblait qu’elle n’aurait pus l’énergie de tenir son rôle jusqu’au bout. Elle souhaitait que sa belle-mère quittât le boudoir au plus vite.
Marie Ossipovna se mit à marcher de long en large dans la pièce. Elle grognait des paroles incohérentes en circassien. Toute sa face remuait comme une eau sombre sur laquelle passe un souffle de vent. Brusquement, elle s’arrêta et dit :
— Puisqu’ils se sont querellés, Michel sera content d’apprendre que Volodia est borgne.
— Je ne le pense pas, murmura Tania.
— C’est son ennemi.
— On peut avoir des ennemis sans désirer…
Marie Ossipovna l’interrompit avec violence :
— Et toi, tu es contente qu’il soit borgne ?
— Non.
— Si ton mari n’aime plus cet homme, tu devrais être contente qu’il soit borgne.
— Je vous en prie, dit Tania, excédée, changez de conversation.
Une grimace de joie courroucée bouleversa la figure de Marie Ossipovna. Elle tapait le plancher avec sa canne et répétait, tressautant sur place, en cadence :
— Il est borgne, borgne, borgne !…
Puis elle se tut, redressa la taille avec majesté. Les fanons de son cou se tendirent. Ses yeux noirs s’emplirent jusqu’aux bords d’un mépris glacé.
— Je sens, dit-elle enfin, qu’on me cache tout. On me tient à l’écart. Comme une étrangère. Mais tu ne me feras pas croire que Michel est parti pour le seul plaisir de se battre. Tu ne me feras pas croire qu’il a abandonné sa femme, ses enfants, ses affaires sans un regret. Tu ne me feras pas croire qu’il serait triste d’apprendre que Volodia est borgne. Je ne suis pas une bête. Allons, écris, qu’attends-tu ?
— Que vous soyez calme.
— Je suis calme. Si je n’étais pas calme…
Elle leva sa canne comme pour frapper quelqu’un.
Un flot de sang reflua au cœur de Tania. Cette fois encore, elle n’avait pas lâché prise. Marie Ossipovna sortait vaincue de la manœuvre inquisitoriale. La vieille femme ravalait sa rage. Ses vêtements noirs étaient trop larges pour elle, pendaient. Ses mâchoires étaient serrées. Elle se pencha au-dessus de Tania :
— Écris-lui les mensonges que tu as l’habitude de lui écrire. Écris que tout va bien, que tu l’attends avec impatience, que Volodia ne pense plus à toi…
— Si vous continuez, dit Tania, je vais être obligée de vous prier de
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