Le Sac et la cendre
quelques heures a suffi. Je rentre et je le trouve dans une mare de sang. Ah ! j’ai crié, j’ai tiré ma barbe, j’ai pleuré, j’ai cogné les murs avec mon poing. Pauvre Volodia ! Pendant quatre semaines, il a flotté aux frontières de la mort. À présent, il est sauvé, on l’a transporté chez lui…
Kisiakoff s’arrêta pour reprendre haleine. Ses narines se dilataient. Un éclair vibra dans ses prunelles noires et il cria soudain :
— C’était vous qu’il appelait dans son délire ! Vous, vous seule !…
Tania se sentit brusquement toute petite, nue et faible, sale de partout, et les pointes de ses seins se dressaient, devenaient douloureuses. Les événements la dépassaient, l’écrasaient de leur ombre rouge. Elle grelotta de pitié pour elle-même. Elle dit :
— Tout cela ne me concerne pas.
— Vous avez failli le tuer, répliqua Kisiakoff terriblement. Votre devoir est de l’aider à reprendre vie.
— Je ne veux pas.
— À cause de votre mari ?
Cette phrase perça Tania de part en part, comme la foudre. Comment tolérait-elle qu’un inconnu l’interpellât sur ce ton ? Où étaient sa fierté, sa dissimulation coutumières ? Nul n’avait le droit de fouiller ainsi dans son existence. La voix de Kisiakoff glissait à travers les vêtements, résonnait sur sa peau comme sur un tambour. Il la touchait avec ses paroles aux endroits les plus secrets et les plus chauds.
— Votre mari vous commande peut-être de rester fidèle, continua Kisiakoff. Mais Dieu vous commande de sauver celui que vous avez acculé à la mort. Obéirez-vous à votre mari ou à Dieu ? Négligerez-vous, par un vulgaire souci de dignité conjugale, la merveilleuse, la sainte charité qui nous incite à secourir notre prochain ? Préférez-vous la loi humaine à la loi divine ?
Il avait ouvert les bras dans un geste de prêtre. Son visage portait une expression de béatitude. Tania s’efforçait d’oublier la présence absolue de cet homme et de penser à Volodia, désespéré, blessé, la figure détruite. Mais aucune pitié ne se développait en elle. Simplement, un peu de dégoût.
— Je ne l’aime plus, dit-elle, comme se parlant à elle même.
Elle fut surprise d’entendre Kisiakoff qui lui répondait :
— Raison de plus pour le revoir. La pure charité s’adresse toujours à un être qui ne vous est rien. La belle affaire d’aider un amant ! N’importe quelle femelle est capable de cette abnégation élémentaire. La reconnaissance du bas-ventre ! Mais sacrifier son temps et sa douceur à quelqu’un qu’on n’aime pas, qu’on n’aime plus, voilà une tâche digne des âmes excellentes.
— Je ne veux pas revoir Volodia, dit Tania en écrasant ses mains l’une contre l’autre.
— Vous allez rendre visite aux blessés dans les hôpitaux, vous apportez des chocolats et des sourires à un quelconque Stopper, et lorsque je vous demande…
— N’insistez pas.
Il y eut un silence. Tania flottait, baignait dans la fatigue. Une foule l’enserrait. Des inconnus la bousculaient. Des cadavres se cognaient dans ses jambes. Elle mesura son impuissance, dressa le cou, tenta de réagir :
— Volodia est-il au courant de votre démarche ?
— Non.
— Vous agissez de votre propre chef ?
— Oui.
— Et vous vous imaginiez que j’allais vous suivre ?
— Je le crois encore.
— Pourquoi n’êtes-vous pas venu plus tôt ?
— Je pensais qu’il allait mourir. Votre présence lui aurait fait plus de mal que de bien.
— Et maintenant ?
— Maintenant, il est chez lui, couché, un œil en moins, l’âme à l’envers. Vous pouvez tout pour son salut.
Tania entendit le rire de Boris et de Serge dans le corridor, et un peu de force lui revint. Elle eût aimé appeler les enfants, les embrasser, les placer comme un rempart entre elle et cet homme, entre elle et la vie.
— Ce que vous me demandez est impossible, dit-elle.
Kisiakoff se leva hors de la bergère et considéra Tania avec un air de blâme.
— Pourtant, vous ne pouvez pas refuser, dit-il.
— Je suis libre.
— Non. Votre conscience vous domine. Interrogez votre conscience.
Il pencha la tête, comme pour appliquer son oreille contre la poitrine d’un malade.
Une gaieté subite, incompréhensible chatouillait Tania. Elle se sentit délivrée d’un
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