Le Sac et la cendre
des corps saignants, tels qu’il les avait connus, tels qu’il les retrouverait dans quelques semaines. Les effectifs c’étaient lui, Michel, Akim, Érivadzé, le lieutenant tué à l’ennemi, le sergent décapité, le blondin qui vomissait en montant à l’assaut. Les positions retranchées , c’était ce boyau de boue et de neige, qui puait le sépulcre et que les obus allemands crevaient avec fracas. Les opérations stratégiques , c’étaient de petits hommes qui trottaient maladroitement sur une glèbe molle, la peur au ventre, la baïonnette en avant, dans l’illumination magique des fusées. Il eut l’impression que de la terre se ramassait sous ses ongles et qu’il recommençait à sentir mauvais. Violemment, il chassa loin de lui ces images noires.
Tania ne lisait plus et l’observait avec curiosité. Sans doute avait-elle remarqué, sur son visage, cette brusque désaffection à l’égard de la nappe damassée, des tartines de caviar et des tasses de thé. Elle devinait qu’il était ailleurs, avec les autres. Elle dit :
— Tu ne peux pas oublier ?
— C’est difficile, répondit Nicolas en souriant.
— Je regrette tellement que tu n’aies pas vu Michel !
— Je l’ai peut-être vu. Mais de loin. Un uniforme parmi les uniformes. Comment savoir ?
Il vida sa tasse de thé, en demanda une autre.
— Tu dois détester cette maison, cette aisance, ce luxe, après les horreurs que tu as vécues, murmura Tania.
— Non, je les comprends mieux, dit Nicolas. L’extérieur n’est rien. C’est l’intérieur qui compte. Et, à l’intérieur, quel que soit notre rang social, j’ai la conviction que nous sommes tous commandés par le même désir.
Il s’animait. Le sang colorait ses joues longues et creuses.
— L’union est faite, reprit-il. Chacun est soldat. Tous ont la même patrie. Plus tard, la guerre achevée, nous songerons aux réformes qui s’imposent.
— Alors, recommenceront les disputes, dit Tania.
— Non. Car nous aurons appris à nous connaître sur le champ de bataille. Jamais pareille occasion n’a été offerte de malaxer toutes les couches de la société, de frotter le paysan à l’ouvrier, l’ouvrier à l’instituteur, l’instituteur au bourgeois. Jamais, jamais… J’ai confiance, Tania. Pour la première fois, j’ai confiance.
— En la victoire de la Russie sur l’Allemagne ?
— En la victoire de la Russie sur l’Allemagne et de la Russie sur elle-même. Ces deux victoires sont inséparables. Manquer l’une, serait manquer l’autre.
— Plût au Ciel que tout le monde fût de ton avis !
— Mais tout le monde est de mon avis. Au régiment…
— Je faisais allusion à l’arrière.
— Je n’ai rencontré à l’arrière que des gens pour qui la guerre était une préoccupation essentielle.
— Parce que tu n’as vécu que dans des hôpitaux.
— S’il y en a qui pensent autrement, ils méritent d’être mobilisés séance tenante.
Tania songeait à Volodia, à son suicide manqué, à son amour inactuel et pitoyable. Elle se demanda si elle devait en parler à son frère. Un désir scandaleux la poussait à ouvrir la bouche. Avec le sentiment d’agir très mal, elle balbutia :
— Sais-tu que Volodia a tenté de se suicider ?
— Ah ! bah ? dit Nicolas. Et pourquoi donc ?
— Une histoire sentimentale, j’imagine.
Nicolas haussa les épaules.
— Il faut de tout pour faire un monde.
Il avala le fond de sa tasse de thé et se tamponna les livres avec sa serviette. Tania était contente. Cette condamnation de Volodia l’absolvait elle-même. Son frère lui donnait raison. Elle n’avait pas rendu visite à Volodia. Elle avait résisté à sa tentation et à l’ordre de Kisiakoff car Volodia était méprisable. On ne se suicidait pas par amour en période de guerre. On allait se faire tuer sur le front.
— Il a perdu un œil, dit-elle. Lui qui était si coquet !
— Tu l’as revu ?
— Non. Nous sommes en froid.
Elle rougit et ajouta rapidement :
— Ce sont des potins de l’arrière. Ils ne t’intéressent pas. Cet après-midi, Lioubov, Prychkine, Eugénie et Malinoff se réunissent chez moi pour te rencontrer. Tu seras là. J’espère ?
— Où veux-tu que j’aille avec mes pauvres jambes ? dit Nicolas.
Puis il toucha la nappe, les tasses, du bout des
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