Le Sac et la cendre
présente, des milliers de femmes étaient assises, comme elle, devant une feuille de papier blanc. Elle était une femme parmi les autres. Elle faisait partie de la foule des épouses. Un acquiescement silencieux absorbait tout son être.
VIII
Nicolas tira les rideaux et regarda la cour matelassée de neige, où les enfants jouaient avec un saint-bernard. Le chien les renversait à tour de rôle et leur léchait la figure. Serge et Boris riaient, se débattaient, jetaient des boules de neige à la tête de l’animal. Alors, l’autre s’éloignait, de quelques pas, la langue pendante, le front plissé, et, soudain, revenait à la charge avec des jappements joyeux.
— Serge, Boris ! Cela suffit, cria la voix de M lle Fromont. Vous allez être en nage !
Nicolas s’écarta de la fenêtre et continua de s’habiller en sifflotant. Une gaieté naïve allégeait son cœur. Il ne regrettait pas d’avoir accepté l’invitation de Tania. Nulle part ailleurs, il n’aurait trouvé ce calme, ce confort, cette affection qui devaient hâter sa convalescence. Arrivé la veille, il lui paraissait cependant qu’il habitait la maison depuis un temps lointain. Autrefois, le luxe de cette demeure lui était pénible. Il souffrait de l’élégance de Tania, de l’obséquiosité des domestiques, de la blancheur des nappes, de l’éclat des miroirs. Mais la guerre avait rapproché les classes. Michel combattait aux côtés des paysans et des ouvriers pour la défense du pays. Les pensées de Tania étaient celles de toutes les femmes russes. Il n’y avait plus de pauvres ni de riches, de révolutionnaires ni de conservateurs. Toutes les opinions divergentes s’étaient fondues en un seul espoir. C’était pourquoi, sans contredit, Nicolas se sentait à l’aise entre ces quatre murs. Après la boue et la neige des tranchées, après les hôpitaux bondés de moribonds, après les guenilles, le froid, le danger, l’angoisse, il appréciait avec ferveur la netteté et l’ordonnance du logis. Un monde heureux et propre accueillait ses premiers pas de rescapé. Il eût aimé pouvoir jouer dans la neige avec Serge, Boris et le saint-bernard. Mais sa blessure lui faisait mal encore. Il marchait en s’appuyant sur deux cannes. Les médecins estimaient qu’il garderait une légère claudication, car on avait été obligé de raccourcir sa jambe gauche. Ce n’était rien. La vie au grand air avait même, lui semblait-il, fortifié sa santé. Tendrement, il palpa le tissu rêche de sa vareuse. Le valet de chambre l’avait nettoyée, brossée. Elle était comme neuve. Il l’enfila, boucla son ceinturon et songea allègrement qu’il avait faim et qu’un petit déjeuner copieux l’attendait.
Dans la vaste salle à manger aux boiseries safran, Tania traînait devant un paysage de porcelaine, d’argenterie et de tartines diverses. Nicolas déposa ses cannes contre le mur et s’assit en face de sa sœur.
— Je te défends de parler, dit-elle. Tu vas manger, d’abord. Tu en as besoin. Si tu voyais ta figure ! Tes joues se touchent à l’intérieur.
— Je me porte à merveille.
— Mange.
— Laisse-moi lire les journaux, au moins.
— Quand tu auras mangé.
— Quelles nouvelles du front ? demanda Nicolas en mordant dans une tartine tapissée de caviar.
Tania éclata de rire :
— Tu es impossible ! On m’avait affirmé pourtant que les soldats étaient rompus à la discipline.
Elle prit les journaux et lut à haute voix, sur un ton didactique :
— « Physionomie générale du front aux derniers jours de février 1915. – Ramenant au nord de Varsovie une partie des effectifs qui opéraient sur le Niémen, entre Narew et la frontière, le commandement allemand a réuni une énorme armée autour de Prasnysz. En face de cette formidable concentration de forces, nos troupes tiennent victorieusement leurs positions retranchées. Une bataille de grande envergure se livre entre Prasnysz et la rivière Omulew. Nous occupons toujours la forteresse d’Ossovetz, malgré le pilonnage intensif de l’artillerie adverse. Dans les Carpates, en dépit d’un froid glacial et de l’abondance des neiges, la lutte continue avec des pertes sanglantes pour les Autrichiens… »
Tandis que Tania lisait les informations, Nicolas imaginait, derrière ces paroles abstraites, une plaine bouleversée et
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