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Le Sac et la cendre

Le Sac et la cendre

Titel: Le Sac et la cendre Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Henri Troyat
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charme.
    — Faut-il que je me mette à genoux ? demanda Kisiakoff.
    Tania ne répondit pas. Son propre calme l’étonnait, après les assauts du doute. Elle ne plaignait pas Volodia. Il était devenu pour elle un objet. Un petit rectangle de carton brillant, avec un nom dessus. On le plie, on le déchire. L’existence continue.
    — Vous avez raison, dit Kisiakoff, il est inutile que je me mette à genoux. Vous êtes froide. Vous êtes ailleurs.
    — Cela suffit, dit Tania. Partez.
    — Je partirai. Mais ne croyez pas, pour autant, être débarrassée de moi. Car je m’obstinerai à travailler en vous. Mes dernières paroles sont déposées dans votre tête comme des œufs. Ils vont éclore.
    — Ce que vous dites est bête, balbutia Tania.
    Et elle se mit à rire. Il rit aussi, mais d’une manière affreuse, sans joie, presque cruellement. Ensuite, il reprit sa respiration et proclama du haut de sa défaite :
    — Vous verrez ! Vous verrez ! D’ici deux ou trois jours, nous nous retrouverons au chevet de Volodia. Je sortirai de la chambre sur la pointe des pieds. Je vous laisserai seule avec lui. Et, lorsque vous le quitterez, vous serez une autre femme. Vous direz : « Merci, Ivan Ivanovitch, vous m’avez sauvée de l’orgueil, vous m’avez indiqué la voie de Dieu, je suis heureuse. »
    Ses yeux étaient noyés d’une lumière dorée. Un frisson sinueux agitait sa bouche. Tout à coup, il tira de sa poche un petit objet en plomb, y appliqua ses lèvres et le jeta sur le guéridon.
    — Qu’est-ce que c’est ? demanda Tania.
    — Un souvenir.
    Elle se pencha sur la tablette en laque et vit une balle de revolver, toute grise et aplatie. Un fourmillement inquiet remonta dans ses cuisses. Son cœur se glaça. Sa langue devint molle.
    — Cette relique vous revient de droit, dit Kisiakoff. Prenez-en soin. Adieu.
    Et il sortit de la pièce à grands pas.
    Demeurée seule, Tania regarda la balle posée sur le guéridon. Puis, elle avança la main, toucha du doigt, peureusement, cette parcelle de métal froid. Elle avait mal dans la chair de son visage, à l’endroit de l’œil. « Ça m’est égal. Je ne l’aime pas. D’autres meurent à la guerre. Et lui ? À cause de quoi, mon Dieu ? Parce que j’ai refusé ? Parce qu’il n’a pas pu prendre son plaisir avec moi ? C’est laid. C’est secondaire. Dans l’auto, il me reniflait. Il ne pensait qu’à entrer dans moi. Je ne veux pas être simplement une femme. Je vaux mieux que mon corps. J’existe. »
    Elle sentait dans son dos la bonne chambre tiède, la bergère, la lampe. D’un côté, ce projectile émoussé ; de l’autre, toute la maison, avec elle dedans, et les enfants, et les domestiques, et le souvenir de Michel. Aucune hésitation n’était possible. D’un mouvement décisif, elle saisit la petite balle et la lança dans un tiroir. Un choc sourd répondit à son geste. « Est-ce que cela a fait comme ça dans sa tête ? On lui a ouvert la tête. On a abîmé son visage. Il doit avoir des cicatrices. Un trou rose à la place de l’œil. Le beau Volodia ! c’est affreux ! »
    Une répulsion suave remua ses entrailles. Des images de bouillie rouge palpitèrent dans son esprit. Sur le tapis brillaient les fragments de la lettre à Michel, que Marie Ossipovna avait déchirée. Tania les ramassa un à un, les jeta dans la corbeille à papier. « Je vais écrire à Michel. Lui dire tout. Il le faut. » Cette pensée lui fit du bien. Elle s’assit devant son secrétaire, trempa sa plume dans l’encre et demeura un instant rêveuse.
    — Madame est servie, dit le valet de chambre en passant la tête par l’entrebâillement de la porte.
    Mais elle ne bougea pas. L’homme se retira et referma le battant avec précaution. Derrière la vitre, la nuit était noire et bleue. Les coups de feu, les agonies, les victoires, les défaites se situaient dehors. À l’intérieur, il n’arrivait rien. Tania n’avait pas voix au chapitre. Pourtant, elle existait autant que l’empereur, que les généraux, que Volodia, que Kisiakoff, que Michel. Pourquoi tout se jouait-il ailleurs ? Pourquoi fallait-il qu’elle subît toujours le contrecoup d’événements qu’elle n’avait pas désirés ? Pourquoi ne pouvait-elle pas refuser la guerre, par exemple ?
    À l’heure

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