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Le Sac et la cendre

Le Sac et la cendre

Titel: Le Sac et la cendre Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Henri Troyat
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d’agacer Kisiakoff. Il se sentait veule, pâteux, exécrable. Sa vie était derrière lui, gâchée. Il n’aimait pas Tania. Il n’avait même plus le courage de mourir. On voulait lui enfoncer un œil de verre dans la tête. Pourquoi ? Pour amuser Kisiakoff ? Soudain, il eut envie de tirer la langue et que quelqu’un le giflât.
    — Vas-tu m’obéir, oui ou non ? glapit Kisiakoff en abattant son poing sur la table.
    Volodia tressaillit et rentra le cou dans les épaules. Il était content d’avoir fâché Kisiakoff. Une frayeur délicieuse lui traversa le corps, de haut en bas. Les muscles de sa bouche se tendirent. Il sourit sottement et murmura :
    — Tu es furieux ?
    — Oui, dit Kisiakoff. On ne fait pas attendre un docteur.
     
    Au fond d’une grande boîte, sur un lit de coton, reposait une flottille d’yeux multicolores. Pressés côte à côte, comme des œufs d’émail blanc, avec l’iris peint au centre, ils observaient le plafond avec fixité. Il y avait quelque chose de maléfique dans cette accumulation de regards qui n’appartenaient à personne. On eût dit que les figures avaient disparu, englouties dans l’ouate, dissoutes dans l’atmosphère, et n’avaient laissé à leur place qu’une collection de prunelles exorbitées.
    Volodia modela le nœud de sa cravate et se dirigea vers la glace que lui désignait le docteur. Depuis quelques secondes, un corps étranger, froid et dur, habitait sa chair, à droite, entre le sourcil et la pommette. Ses paupières lui faisaient mal, parce qu’on avait dû les retourner pour introduire l’œil artificiel dans l’orbite. Un frisson désagréable se communiquait à sa joue, à sa mâchoire.
    — Eh bien, dit le docteur sur un ton triomphal. Qu’en pensez-vous ?
    Dans le miroir carré, Volodia contemplait son visage mince et pâle. Une cicatrice creusait son front en étoile et poussait un sentier rose dans ses cheveux. Deux yeux, identiques de forme et de couleur, brillaient sous les arcades sourcilières. Mais l’un de ces yeux était vivant, l’autre était mort. Malgré l’habileté de l’exécution, on ne pouvait pas s’y tromper. Il y avait dans l’œil gauche une clarté, une joie, un mystère, que l’œil droit, bête et rond, ignorait totalement. L’œil gauche, c’était Volodia. L’œil droit, c’était n’importe qui. Toute la face de Volodia se trouvait ainsi divisée par le milieu, avec un côté qui affirmait son existence propre et l’autre qui participait à l’inertie opaque des choses.
    Une peur brusque saisit le cœur de Volodia devant cette emprise de la matière sur une partie de lui-même. C’était comme si une fraction de son être fût devenue de pierre ou de verre contre sa volonté. Il s’avança encore vers la glace et considéra de près cet œil inanimé qui venait de prendre place dans sa figure. L’artiste avait achevé son travail avec soin. La coloration verte de l’iris, strié de bleu et de brun, était scrupuleusement conforme à l’original. Dans l’émail blanc bleuté de la sclérotique transparaissaient des veinules roses tracées d’une main légère. Le noir de la pupille suggérait l’idée de la profondeur. Mais cette excellence même était en quelque sorte terrifiante. Il semblait à Volodia qu’il eût préféré un caillou, un morceau de cuir, un bouchon de carafe, à ce globe oculaire qui prétendait restituer son regard. Il voulut expliquer son sentiment au docteur. Mais, avant même qu’il eût ouvert la bouche, le docteur déclarait d’une voix suave :
    — C’est un Allemand russifié qui fabrique ces yeux artificiels. Je ne crains pas de dire que le vôtre est un pur chef-d’œuvre. Bien entendu, les premiers temps, vous éprouverez une petite gêne, à cause des restes encore sensibles de la cornée…
    Volodia ferma les paupières, les rouvrit, et, devant lui, un homme mi-chair, mi-verre, esquissa un sourire sarcastique.
    — Je vous conseille de ne porter l’œil que quelques heures par jour pour commencer, reprit le docteur. Avant de vous coucher vous le placerez dans un bain d’eau et vous laverez vos paupières…
    — C’est idiot, grommela Volodia.
    Il subissait une mauvaise envie de rire :
    — J’enlèverai mon œil pour dormir. Comme les vieux leur râtelier. Ha ! ha !
    — Ne plaisantez pas, dit le docteur

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