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Le Sac et la cendre

Le Sac et la cendre

Titel: Le Sac et la cendre Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Henri Troyat
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d’un air offensé, ces précautions sont nécessaires.
    — Je veillerai à ce qu’il exécute correctement vos instructions, affirma Kisiakoff.
    Dans la glace, à côté de son visage, Volodia vit surgir une barbe et un regard noirs. Un rictus silencieux distendait les joues velues de Kisiakoff.
    — C’est parfait, parfait, répétait-il. Je dirai même que c’est mieux qu’avant. Est-il beau, le scélérat !
    — Tu n’as pas le droit de te moquer, dit Volodia entre ses dents. Si je suis défiguré, c’est ta faute.
    — Tu n’es pas défiguré, mon petit. Ton visage a pris du relief. Tel quel, aucune femme ne te résisterait.
    — Je voudrais rester seul devant cette glace, dit Volodia.
    — Pour quoi faire ? demanda le docteur inquiet.
    — Pour m’habituer.
    — Mais je vous en prie, prenez votre temps.
    Et, tenant Kisiakoff par le bras, le docteur l’entraîna vers le fond de la salle. Volodia l’entendit qui chuchotait :
    — Je vais vous prescrire des gouttes calmantes pour votre ami. Il est excessivement nerveux. Cela se comprend, après le choc qu’il a subi.
    Tombant à travers les fenêtres dépolies, un jour calme baignait les murs crème, les armoires vitrées, le carrelage bleu et blanc. Une vague odeur d’iode et de camphre chatouillait la gorge. Aux parois pendaient des pancartes ophtalmologiques, avec de grosses lettres d’imprimerie disséminées sur le carton. Volodia fit quelques pas, comme pour oublier son reflet, puis revint à la glace et se planta devant elle, la tête en avant, les yeux écarquillés. Mais, cette fois-ci, il n’éprouva plus la même réaction de gêne et de colère. L’image de cet homme rafistolé, avec sa cicatrice rose et sa pupille artificielle, ne le choquait que très modérément. Il s’intéressait à ce nouvel aspect de lui même. Peut-être Kisiakoff avait-il raison ? L’œil de verre conférait à la figure de Volodia un caractère d’étrangeté qui n’était point désagréable. De toute façon, cela valait mieux que le bandeau noir. On pouvait vivre, ainsi complété, séduire des femmes. En avait-il seulement le désir ?
    S’étant assuré que Kisiakoff et le docteur ne le regardaient pas, Volodia se fit quelques mines dans le miroir. Il prit tour à tour une expression triste, amusée, furieuse. De toute la face, seul l’œil droit n’obéissait pas aux sentiments. Tel un cancre, cet œil-là ne comprenait rien, refusait de travailler, se pétrifiait dans une vie autonome. Mais ce désaccord entre l’iris émaillé et le reste de la physionomie était instructif. L’œil droit, immobile, était en quelque sorte le zéro parfait, à partir de quoi se mesurait l’activité des autres fragments du visage. « Il sera toujours là, au sommet de mon corps, pour me rappeler l’indifférence des choses », pensa Volodia. Cette idée lui plut. Brusquement, il éprouvait le besoin d’essayer le pouvoir de son œil artificiel sur des étrangers. Une curiosité enfantine l’agitait : « Qui remarquera et qui ne remarquera pas ? C’est un jeu. » Quelqu’un toussa derrière lui.
    — Eh bien, demanda le docteur en s’approchant. Vous vous y faites ?
    — Je te répète, s’écria Kisiakoff, que tu es irrésistible !
    — On verra bien, dit Volodia.
    Il redressa la taille et aspira l’air à pleins poumons. Au fond de lui, persistait l’impression bizarre qu’il avait reçu un cadeau.
    — Si votre œil vous gêne, n’hésitez pas à revenir, dit encore le docteur. D’ailleurs, d’ici quelques mois, il est possible que l’émail ternisse. Nous remplacerons l’objet aussi souvent qu’il le faudra.
    Volodia se mit à rire :
    — Qui sait, je vous demanderai peut-être de varier les teintes, par coquetterie !
    Le docteur l’observa avec méfiance et se contraignit à rire également, d’une voix grêle et fausse.
    Dans la rue, Kisiakoff prit le bras de Volodia et le serra fortement contre sa hanche.
    — Je suis content pour toi, dit-il. C’est une fête. Que faisons-nous ?
    — Marchons un peu, répondit Volodia. Je veux voir si les passants remarquent.
    — Quoi ?
    — Mon œil.
    — Tu es fou ?
    — Ne parle plus. Laisse-moi me rendre compte…
    Ils marchèrent longtemps sans échanger une parole. Les rues étaient pleines de monde. Une soudaine douceur s’était faite dans

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